Au-delà de l'activisme  Ajouter une vignette


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"Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s'éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d'une société animale, une parfaite et définitive fourmilière."
Paul Valéry, avril 1919

  • L’interlocuteur : Début novembre, alors que la France était reconfinée depuis une dizaine de jours, on a informé que ce second confinement ne réduisait que de 20 % la pollution de l’air (en Ile-de-France), alors qu’en mars-avril, avec le premier confinement, la réduction avait été de 70% ! Cela signifie que le confinement a peu touché l’activité économique. Ce qui a été tout-à-fait surprenant dans l’épisode est que l’information ne soit pas cette fois-là enveloppée d’un discours édifiant comme les médias en servent toujours pour nous aider à tirer les bonnes leçons concernant les chiffres de la pandémie. Alors on se demande : faut-il se désoler de la persistance d’un haut niveau de pollution, ou faut-il se féliciter d’un bon maintien de l’activité économique ?
  • L’anti-somnambulique (a-s) : Il me semble que nous soyons là juste comme sur une ligne de partage des eaux où s’équilibrent le motif de désolation et le motif d’‘encouragement. Certes, il est bien que l’activité économique se soit largement poursuivie, ce qu'établit la pollution persistante. Mais il y a un autre bien qui ne peut plus être méconnu, celui de la lutte contre le changement climatique, laquelle va exactement dans le même sens que la lutte contre la surmortalité due à la pollution atmosphérique, puisque toutes deux sont fonction de la quantité de rejets carbonés issus des activités humaines. On peut d’autant moins la méconnaître que la préoccupation majeure du moment est justement de nature sanitaire. Or, il faut savoir que ces dernières années – des études sérieuses l’ont établi – la surmortalité causée par la pollution atmosphérique en France est de l’ordre de 50 000 morts annuels, ce qui est tout-à-fait comparable à la surmortalité causée par l’épidémie du coronavirus.
  • Alors on a un problème de cohérence ! Pourquoi n’y a-t-il pas eu – n’y a-t-il pas – un plan d’urgence sanitaire également pour lutter contre la pollution atmosphérique ?
  • (a-s) : Pour répondre, il faut comprendre les logiques sociales à l’œuvre. Posons-nous la question : le gouvernement français actuel, quand il a pris connaissance de la baisse de pollution nettement moindre lors de ce nouveau confinement, s’en est-il félicité ou désolé ?
  • Je sais qu’il n’a pas communiqué à ce sujet. Il était sans doute partagé. Peut-être s’en est-il à la fois félicité et désolé …
  • (a-s) : Non, je pense qu’il s’en est félicité. Mais qu’il a soigneusement évité de manifester ce sentiment dans l’espace public. Il ne pouvait pas reconnaître que le surplus de pollution lui paraissait être un bien dans le contexte d’une mobilisation sanitaire du pays. D’où le mutisme des commentateurs des médias majeurs : ils n’avaient pas de « bonne parole » à répercuter concernant cette information. Il ne faut pas oublier que ce gouvernement était en train de faire adopter un plan de relance de l’activité économique à coup de milliards d’euros lorsqu’en septembre le rebond de la pandémie s’est imposé.
  • C’est alors cela qui interpelle. Pour le gouvernement, comme pour les milieux dirigeants de notre économie, il y aurait un niveau de surmortalité due à la pollution qui serait acceptable, comme lapollcontrepartie inévitable de l’activité économique ?
  • (a-s) : Oui, c’est bien cette acceptabilité qui doit interroger. La santé d’une grande partie de la population – puisque la pollution est la plus forte dans les zones les plus peuplées – peut-elle être mise en balance avec le bénéfice lié à la production et la circulation des biens ?
  • Posée comme ça, on a tendance à répondre : non ! Comme le dit la sagesse populaire : « Le plus important, c’est la santé ! »
  • (a-s) : Cela suppose alors qu’on subordonne l’activité économique au maintien du meilleur environnement pour la santé de chacun. Que resterait-il alors de l’activité économique si l’on pense en termes d’humanité, c’est-à-dire sans la possibilité d’exporter ailleurs les activités polluantes ?
  • Voilà une supposition tout-à-fait vertigineuse ! Il me semble qu’elle ferait imploser le système économique. Et alors il n’y aurait plus de société qui vaille !
    On ne peut pas se dispenser d’activité économique dans une société. Et l’activité économique peut-elle être totalement non polluante ? Je ne pense pas. Il me semble qu’il faut accepter qu’il y ait un certain coût écologique et sanitaire pour produire et distribuer suffisamment de biens auxquels chacun puisse accéder parce qu’ils facilitent grandement la vie – se rappelle-t-on de l’état des mains des femmes lorsqu‘elles passaient une grande partie de leur vie à savonner, frapper et serrer le linge au lavoir ? L’automobile pourra changer de motorisation et d’usage, mais elle représente un rêve trop profond de l’humanité pour que les gens y renoncent, et on peut dire de même de l’avion et du téléphone mobile.
  • (a-s) : Ton raisonnement est à prendre en considération. Ma question est : peut-il être audible par ceux qui souffrent en continu de cette pollution, ceux qui pâtissent de problèmes respiratoires récurrents, ceux qui sont mortellement frappés à un âge où ils se voyaient pleins de perspectives d’avenir, etc. ?
  • Je vais peut-être te surprendre mais je pense que oui ! Vivre activement, c’est toujours un peu jouer sa vie, c’est l’user en tous cas. Et chacun s’en sort plus ou moins bien selon d’innombrables facteurs qu’on ne saurait tous maîtriser. Ce qui est certain, c’est que globalement, et malgré les pollutions, le progrès a considérablement allongé la durée moyenne de vie.
  • (a-s) : Ce que tu dis n’est pas contestable. J’ajouterai simplement ceci : vivre plus longtemps n’est pas nécessairement vivre plus heureux.
  •  Peut-être. Mais il y a une autre considération à prendre en compte. Par souci d’efficacité, les activités économiques sont surtout localisées autour de grandes métropoles urbaines, et sur certains axes favorables au transit massif des marchandises et des hommes. C’est en ces zones que se concentrent les activités, les pollutions et les populations. S’y retrouvent à la fois les responsables d’entreprises et les salariés. Autrement dit, il y a une équité qui se fait spontanément entre les riches et les autres dans l’exposition à la pollution.
  • (a-s) : Là, je puis affirmer que c’est inexact. Il n’y a pas du tout équité entre la minorité des actifs les mieux rémunérés – les dirigeants des entreprises, les cadres supérieurs, etc.– et les autres. Un critère important de richesse et de pouvoir social est la possession de résidences secondaires dans des lieux privilégiés ; et dans les cercles les plus fortunés on a même l’avion privé et le yacht fastueux. Mais pour la grande majorité de la population, entre habitation, lieu de travail et lieux de consommation, c’est bien un quasi confinement dans les zones polluées ; le temps des congés payés n’y changeant pas grand-chose dans la mesure où la villégiature y est devenue une autre consommation de masse. Cette inégalité de situation se traduit clairement dans les statistiques : celui qui a un revenu de 1500 €/mois a en moyenne 10 années d’espérance de vie en moins que celui dont le revenu est de 3500 €/mois !
  • Je ne connaissais pas ces chiffres. Ils sont scandaleux ! Il faut y remédier. La solution n’est-elle pas social-démocrate ? Je veux dire : oui à la liberté d’entreprendre une activité économique, non à l’irresponsabilité sociale. Et ce second volet doit être réglementé par la loi. En ce qui concerne la pollution, les solutions existent, il faut les appliquer : définitions de normes anti-pollution, taxation des émissions collectivement coûteuses, encouragement aux énergies renouvelables, etc. Mais il ne faut pas remettre en cause l’activité économique car elle permet à notre société de s’enrichir de biens utiles et attendus par tous.
  • (a-s) : C’est donc sur cette notion d’utilité que tu fais reposer la légitimité de notre système économique industrialo-marchand. L’idée c’est que ce système économique permet de satisfaire des besoins partagés par tous, et qui ne sauraient être récusés. C’est bien cela ?
  • C’est exactement cela. C’est bien pourquoi, aujourd’hui, des milliers d’exilés qui ne bénéficient pas d’une telle économie indigène, prennent d’énormes risques pour accéder à notre société !
  • (a-s) : Soit ! Alors considérons la production alimentaire actuelle, bien utile s’il en est ! Sais-tu qu’il est évalué qu’un tiers de cette production est aujourd’hui gaspillée ?
  • Tu veux dire : jetée sans être consommée ?
  • (a-s) : Exactement ! Détruite ! Nous parlons au niveau mondial. L’effort de redistribution aux plus démunis par l’intermédiaire d’associations reste extrêmement marginal.
  • C’est effectivement un des excès de cette économie. Mais ne vaut-il pas mieux produire trop que pas assez ?
  • (a-s) : Mais, elle ne produit pas trop ! Elle laisse plusieurs centaines de millions d’humains en sous-nutrition !
  • Je suis d’accord avec toi : c’est encore un scandale auquel il faut remédier !
  • (a-s) : Certes ! Mais comment ? Car le phénomène est structurel. Par exemple, pour ne parler que du gaspillage au niveau de la production, il faut produire massivement pour réduire les coûts, et il ne faut pas tout mettre sur le marché – en particulier ce qui n’a pas l’apparence parfaitement « vendeuse » – pour ne pas faire baisser les prix. Donc on détruit, énormément et systématiquement. Et on retrouve cette logique systémique de gaspillage sur toute la chaîne de vie du produit, jusqu’au consommateur lui-même – par exemple, la généralisation des ventes par lots, ou jumelées, incite à acheter plus de produits que ce dont on a besoin.
  • Alors, les agriculteurs qui affirment qu’ils sont obligés de faire de l’agriculture intensive pour nourrir tout le monde se moquent de nous.
  • (a-s) : Un peu, oui ! Ils savent qu’ils produisent pour une part inutilement. Ils le voient dans ce qu’ils jettent. Or ces productions inutiles sont tout aussi gravement dommageables pour nos campagnes en lesquelles l’agriculture intensive a fait disparaître un tiers des oiseaux et trois quart des insectes depuis le début de ce siècle.
  • Je ne comprends pas qu’on puisse être ainsi dans une impasse. Si la nature peut donner suffisamment pour nourrir tout le monde, il devrait y avoir une issue ! N’est-ce pas à l’État de légiférer pour prévenir ces gaspillages et ces destructions ?
  • (a-s) : Ce n’est pas simple ! Car pour être efficace le législateur doit contrecarrer le marché, c’est-à-dire fausser le jeu de la libre concurrence dans l’offre de produits et la fixation de leur prix. Par exemple, si l’État ordonne d’une quelconque manière la remise sur le marché de la consommation des invendus, il provoque une baisse générale des prix sur le produit, et c’est la chaîne de l’offre du produit qui est déstabilisée, certains n’y trouvant plus leur compte. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il est dans la nature même de notre système économique de ne pouvoir fonctionner que par le gaspillage, le pillage des ressources naturelles, et les émissions polluantes.
  • Non, je ne comprends pas ! Comment peux-tu généraliser ainsi ?
  • (a-s) : Tu ne comprends pas parce que tu restes sur le présupposé que l’économie est faite pour mettre à la disposition de chacun des biens utiles. Ce n’est pas le cas pour l’économie en laquelle nous sommes. Elle est organisée pour faire de l’argent !
  • L’argent, l’argent ! … C’est toujours le même accusé ! Mais l’argent est le moyen nécessaire pour que le bien puisse être produit et parvenir jusqu’au consommateur.
  • (a-s) : Non, l’argent n’est pas le moyen, il est le but. Autrement dit, ce qui fait d’abord la valeur d’un bien dans notre économie, ce n’est pas sa valeur d’usage, c’est sa valeur d’échange. Ce qui n’empêche pas le consommateur de retrouver la plupart du temps la valeur d’usage du bien (par exemple pour une machine à laver). Mais pas toujours ! Une part croissante de la consommation donne la priorité à la valeur d’échange. C’est le cas de toutes les consommations d’affichage qui servent essentiellement à signifier un statut social – porter des vêtements de marque, traverser le centre-ville avec une grosse cylindrée étincelante, etc. Mais tu as raison au sens où, dans presque toute l’histoire de l’humanité, l’économie a été fondée sur la primauté de la valeur d’usage. Ce n’est qu’au XVIIIème siècle que l’apparition de l’économie politique[i] a consacré la prévalence d’une autre logique économique dont nous sommes toujours, plus que jamais, tributaires.
  • Il me semble que la valeur d’usage reste importante dans les échanges économiques. N’est-ce pas elle qui prévaut dans les ventes directes du producteur au consommateur, qui connaissent en ce moment un renouveau ?
  • (a-s) : Tu as tout-à-fait raison. Et c’est bien parce que cette économie qui veut que tout bien soit réduit à l’état de marchandise (c’est-à-dire à sa valeur d’échange) devient de plus en plus insupportable dans son absurdité à la conscience populaire. Une économie de la valeur d’usage se développe sur les marges de l’économie dominante. Et elle a la portée d’un contre-projet de société parce qu’elle se soutient de relations personnelles de confiance, et non de compétition, entre les partenaires économiques.
    À ce stade, tu peux comprendre que tous les problèmes que nous avons abordés – la pollution en contradiction avec la nécessité pour la population d’accéder à des biens utiles, l’injustice entre classes sociales par rapport à la pollution, le gaspillage systématique de la production alors que tant d’humains restent dans le besoin, et les ravages occasionnés sur la biosphère par l’activité productive – sont des conséquences de la logique de l’économie industrialo-marchande fondée sur la primauté de la valeur d’échange. Il doit être clair, par ailleurs, que cette société ne peut pas être réformée pour être plus raisonnable, plus humaine, d’en-haut, par des législations gouvernementales, le pouvoir politique étant trop consanguin avec la sphère économique pour qu’il puisse agir efficacement à l’encontre de l’économie de marché.
  • Alors, c’est sans issue ?
  • (a-s) : Il y a toujours une issue ! Il suffit de prendre suffisamment de recul par rapport aux valeurs dans lesquelles on est immergés et qui guident nos comportements habituels. Si les travailleurs-consommateurs – l’immense majorité de la population donc – changent d’attitude, s’ils refusent par exemple tel type de produit, ou tel type de travail, ou telle condition d’échange, le marché devra s’adapter obligatoirement, et dès lors ce ne sera plus la valeur d’échange qui aura le dernier mot, ce sera l’intérêt collectif porté par le mouvement populaire. Mais ce pouvoir, pour s’imposer, doit surmonter la formidable pression psychologique des principaux acteurs du marché qui investissent des sommes considérables dans les grands canaux de communication, usant et abusant des sciences humaines et de l’intelligence artificielle, pour tenter de contrôler les comportements de chacun.
  • Cette dernière considération est lourde de menaces. Comment envisager de grands mouvements de refus, si l’on n’a même pas conscience d’être manipulé, tellement la manière devient sophistiquée ?
  • (a-s) : Oui, mais ne connaît-on pas les situations en lesquelles on est exposé à la manipulation ? Ne sait-on pas que c’est lorsqu’on est connecté à un réseau de communication public (au sens le plus large qui inclut les espaces commerciaux) ? Lorsque la prétention d’influence est explicite, comme dans les publicités, elle est facile à maîtriser : il suffit de s’en détourner. Elle est plus dangereuse lorsqu’elle est implicite, comme souvent sur Internet. En ces cas, face aux sollicitations, voire aux injonctions, il est bon de se rappeler la formule de Bartleby, le héros de la nouvelle éponyme de Melville, « I would prefer not to » (J’aimerais mieux pas) !
  • Oui ! Mais ce principe de comportement mène Bartleby à la passivité la plus stérile.
  • (a-s) : Effectivement, puisque ce n’est, ni plus, ni moins, qu’un principe d’abstention. Mais c’est s’abstenir presque toujours d’une activité qui, il faut bien le reconnaître, est de bien peu d’intérêt pour son existence …
  • Je trouve ton jugement un peu facile. Quelquefois il y a des petits choix qui sont importants : quand tu offres un cadeau, cela peut transformer la qualité d’une relation …
  • (a-s) : C’est juste, je me suis mal exprimé. Je pensais aux comportements que l‘on peut qualifier de « réactifs » – quand tu es amené à choisir d’acheter le pack de 3 unités au lieu d’une, à ouvrir une autre page d’Internet, à « liker » une vidéo, à te prononcer sur la confidentialité de données personnelles, etc. Tous ces comportements ont en commun que tu ne les aurais pas choisis si tu n’avais pas eu une sollicitation impromptue. C’est en cela qu’ils ne concernent pas la valeur de ton existence : ils ne sont pas vraiment libres au sens où tu ne fais que réagir à un stimulus extérieur. C’est alors la nature du stimulus qui explique ton comportement. Notre spontanéité de réaction est donc une limitation de notre liberté. Elle peut être utilisée intentionnellement par autrui pour susciter un comportement par lui souhaité. C’est sur ce schéma que fonctionnent 99% des messages publicitaires (rares sont ceux qui argumentent rationnellement pour motiver un choix réfléchi). Mais cela va bien au-delà puisque très souvent on n’a même pas une conscience claire de la stimulation – cette influence sournoise est surtout l’affaire d’une certaine psychologie contemporaine, dite « cognitiviste »[ii], bénéficiant d’énormes capitaux de recherche.
  • T’ai-je bien compris ? L’issue, pour aller vers une économie de l’utilité des biens et de la coopération des gens, est de sortir des comportements réactifs …
  • (a-s) : Oui, c’est bien cela l’enjeu. À cette nuance près qu’il vaut mieux aborder les choses de manière positive, si l’on veut aller vers une véritable dynamique populaire. À ton avis, s’opposer aux comportements réactifs, c’est promouvoir quel type de comportements ?
  • Hé bien … peut-être les comportements « actifs » ?
  • (a-s) : Tu as raison. C’est Spinoza qui a proposé ce couple d’opposés : est réactif, autrement dit non libre, un comportement qui est déterminé par la rencontre avec un être extérieur ; est actif, autrement dit libre, un comportement qui est déterminé parce qu’on est.
  • Dois-je alors comprendre que je suis actif lorsque je réfléchis mon comportement avant de l’adopter ?
  • (a-s) : Oui, mais pas exclusivement. Tu peux être aussi actif dans la spontanéité.
  • Je ne te suis  pas …
  • (a-s) : Prenons le cas de l’artiste qui crée une œuvre : on est certain qu’il est actif puisque si son œuvre est singulière c’est parce qu’elle lui est propre. Ainsi, il décide de faire telle création sur tel matériau, de telle ampleur, avec telles techniques, etc., tout cela est donc déterminé par sa réflexion. Mais dans l’exécution de sa création, il laisse aller spontanément son geste guidé par son sens esthétique. Donc, oui, il y a spontanéité, mais cette spontanéité est intégrée dans une réflexion préalable. Toute spontanéité n’est donc pas réactive. Au fond, le cas de l’artiste est plus qu’un exemple, au sens où chacun devrait être l’artiste de sa vie. C’est-à-dire chapeauter tous ses moments de spontanéité sous sa réflexion. Et la réflexion aurait toujours pour fonction de déterminer ce qu’il est bien de faire, et les conditions qui permettront de le faire, comme pour l’artiste. Et si l’on réfléchit plus avant sur la réflexion – hé oui, on ne se refuse rien en philosophie ! – on s’aperçoit que chacun a pour tâche prioritaire de déterminer en quel sens il lui faut agir pour faire de sa vie quelque chose de bien – autrement dit de donner sens à son existence. L’action selon Spinoza est le comportement qui est déterminé par ce qu’on est. Et bien ce qu’on est, c’est un « être humain », soit le seul vivant qui, pour trouver sa place sur Terre, doit donner sens à son existence. Donc agir, c’est se comporter en fonction du sens que l’on donne à son existence, autrement dit en fonction de sa vision du bien.
  • Et donc réagir, c’est se comporter en fonction du bien de quelqu’un d’autre ?
  • (a-s) : Hé oui, ça l’est souvent ! Mais pas toujours. Lorsque tu retires ta main de la flamme qui se rapproche trop, bien sûr tu réagis pour ton bien, mais il s’agit de ton bien physiologique, celui que tu partages avec les autres animaux. Ce n’est donc pas le bien qui exprime ton humanité. N’oublions pas que des humains – comme ce jeune tunisien il y a 10 ans, déclencheur des révolutions arabes – peuvent s’immoler par le feu parce qu’ils jugent que c’est par là que passe le sens de leur existence.
    Par contre si tu choisis réactivement le lot de 5 boîtes bien mis en évidence avec un prix en « 99 », il est certain que tu fais d’abord le bien (à courte vue) du distributeur qui s’est alors servi de toi comme moyen.
  • On peut quand même choisir le pack librement !!
  • (a-s) : C’est vrai, et on peut appeler alors l’achat une action, conformément à la définition de Spinoza. Mais c’est plus difficile que ça en a l’air ! Il faut penser objectivement la valeur de cet achat en fonction de ce qu’on a réfléchi être son bien. Or, il y a une constellation convergente d’incitations venant de la mise en scène du produit qui peut en arriver à noyer son évaluation objective par les motifs subjectifs qu’elles suscitent en réaction. C’est pourquoi le principe de refus d’achat décidé en commun de certains types de marchandises parce que cela est bénéfique à la société est beaucoup plus efficace. Il faut en effet reconnaître – ceci aussi Spinoza l’a démontré – qu’une réflexion conséquente sur le sens de notre existence amène obligatoirement à concevoir et vouloir réaliser un bien qui vaut pour tous les individus réunis en société, un bien commun. C’est sur ce bien commun que nous prenons position lorsque nous préconisons de sortir de la logique de la valeur d’échange pour imposer des finalités d’intérêt collectif à l’économie.
  • Oui, mais ceci n’est pas très nouveau. J’ai toujours entendu que l’intérêt collectif devait prévaloir, et constaté que l’intérêt particulier prévalait en fait !
  • (a-s) : Oui, mais n’y voit-on pas plus clair pour surmonter cette impasse ? N’a-t-on pas compris que c’est l’entrée en réflexion, et singulièrement l’entrée en réflexion sur le sens de sa vie, qui est aujourd’hui le point critique de notre avenir commun ?
  • Oui, cela, maintenant, je le comprends : il faudrait réfléchir si, en fonction de ce qu’on juge être bien, il convient d’acheter le lot. Mais je ne conçois pas qu’on puisse forcer les gens à réfléchir, ni même les convertir à la réflexion.
  • (a-s) : Tu as raison. Mais il n’en est pas besoin : le désir de réfléchir le sens de sa vie est ancré en tout esprit humain.
  • Cela ne me paraît pas du tout évident !
  • (a-s) : Tu te trompes. Rappelle-toi que lors du confinement du printemps dernier sont venues de toutes parts des expressions qui posaient le problème du « monde d’après » ! Cela présuppose qu’on renouait avec la question du sens de son existence.
  • C’est normal puisque l’on prenait conscience de la vulnérabilité de notre organisation sociale.
  • (a-s) : Je ne crois pas que ce fût le facteur décisif. Notre vulnérabilité collective a pu être éprouvée en mille occasions auparavant, entre les catastrophes industrielles, la chute de la biodiversité, l’effondrement des banquises, les pollutions que l’on retrouve partout, etc. Non, le facteur décisif qui a permis de réfléchir sur le sens de son existence a été tout simplement la disponibilité ! Le confinement a installé une rupture dans une vie quotidienne qui, dans notre organisation sociale sous le règne du marché, nous surcharge de comportements réactifs. Nous sommes constamment tenus en haleine de devoir réagir.
  • Ne noircis-tu pas la situation ?
  • (a-s) : Pas du tout ! Cette frénésie à réagir intoxique même notre temps soi-disant disponible, celui qui est vécu hors des devoirs sociaux communs (travailler, éduquer, entretenir). Elle nous installe dans un rapport négatif au temps qui s’exprime dans le sentiment de « n’avoir jamais le temps » – ce phénomène est très bien étudié par le sociologue Hartmut Rosa (voir en particulier Aliénation et accélération, La Découverte, 2012). Il faut comprendre que nous sommes pris dans un système social en lequel le comportement réactif s’auto-alimente. D’abord, parce qu’il promeut des rapports de compétition. Or la compétition est une logique de comportements réactifs sans fin : on n’en finit jamais de se parer de signes qui démarquent d’autrui pour se faire valoir socialement. Ensuite, parce que l’on pâtit d’une frustration existentielle : c’est comme une inquiétude qui travaille en tâche de fond parce qu’on ne maîtrise pas le sens de son existence. Du coup, on réagit sans cesse au flux de sollicitations qui proposent des biens-pansements qui sont autant de satisfactions éphémères dont la quête et l’obtention donnent l’impression de remplir son existence, et par là lui donne un ersatz de sens.
  • Mais, on peut se sortir de cette condition où notre existence nous échappe …
  • (a-s) : Oui, la condition favorable en est le silence. Je veux dire la cessation du bruit de cette nuée de sollicitations qui nous affectent. Mais, il est vrai que ce silence se vit dans une première phase négativement, un peu comme la période de sevrage d’une drogue trop longtemps pratiquée. Il est bon alors d’être accompagné.
    Ce que nous pouvons conclure, c’est que cette logique de la « réaction en chaîne » de l’individu pris dans l’organisation marchande de la société est le point focal de son aliénation, et donc le lieu d’où viennent tous les malheurs actuels qui bouchent les perspectives d’avenir. Nous proposons d’appeler « activisme » cette logique de l’activité comme réaction en chaîne. L’activisme, c’est l’activité qui n’en finit jamais parce qu’elle se reconduit de son achèvement même.
    L’activisme s’oppose à l’action. Le produit de l’action est l’œuvre. L’œuvre valorise toujours celui qui l’a réalisée, tout simplement parce qu’elle procède de la vision du bien qu’il a librement formée. Et, lorsqu’elle est reconnue par autrui, elle valorise l’humanité même. C’est bien pourquoi l’œuvre est protégée, se transmet, se conserve éventuellement dans un lieu dédié (comme un musée), se contemple… D’ailleurs, toujours l’œuvre se contemple, ne serait-ce que parce que son auteur a objectivé en elle quelque chose de lui-même, et quelque chose de bien ! Hommage soit rendu à la faiseuse de babioles avec ses bouts de tissus en reste, au bricoleur du dimanche, dont les œuvres sont mises en scène dans le salon pour témoigner de la valeur de l’humanité !
  • Et pourquoi ne pas contempler le large téléviseur ultra-haute-définition également, œuvre éminente de la technique moderne ! ?
  • (a-s) : Bonne question ! On peut le contempler en tant qu’œuvre d’ingéniosité technique, en tant qu’œuvre de designer. Mais cette contemplation reste relative à ces points de vue restreints. Car si l’on considère à travers ce téléviseur, le travail des enfants dans les mines où s’extraient les métaux rares, les conditions de travail dans les usines d’assemblage chinoises, les transports polluants qui ont acheminé les composants, puis l’objet lui-même, jusqu’au salon où il trône, le devenir de l’objet comme rebut alimentant un montagne de déchets dans un pays pauvre d’Afrique, sans compter le racolage veule de tant de programmes qu’il va rendre visibles pour faire monter l’audience, alors l’humanité ne peut se sentir grandie de ce produit, il n’est plus contemplable !
  • Il a quand même une valeur !
  • (a-s) : Certes ! Mais qui contemple un téléviseur ? Même l’ouvrier chinois qui procède à la finition de son assemblage n’en n’a pas la disponibilité ! Contempler, c’est prendre son temps, juste l’opposé de ne pas avoir le temps. Nous avons déjà eu l’occasion d’expliquer[iii] que tout bien produit par l’homme pouvait prendre une troisième valeur, outre sa valeur d’usage et sa valeur d’échange. Cette valeur, on peut tout simplement l’appeler sa valeur humaine. C’est l’attachement humain au bien en ce qu’il exprime des qualités de ceux qui ont œuvré à sa production qui rehaussent la conscience qu’on a de la valeur de l’humanité. C’est cette valeur qui motive la contemplation. Même si elle est ignorée des traités d’économie, la valeur humaine des biens est toujours beaucoup plus présente qu’on ne le croit. C’est sur elle que s’appuie le marketing pour exploiter l’attachement à une marque.
    Ce qu’on reconnaît, dans l’attachement humain aux biens, c’est la valeur de l’action humaine par opposition au comportement de réaction. Comprends-tu maintenant que tout le problème que nous posions lorsque nous confrontions l’impératif de réduction de la pollution à l’impératif du maintien de l’activité économique, doit être ramené à un choix de valeurs ?
  • Heu … oui ! La valeur de l’action opposée à la réaction.
  • (a-s) : C’est bien cela. Du point de vue de l’action, cette contradiction entre écologie et économie n’a pas lieu d’être !
  • Sans doute. Mais je ne suis pas sûr de bien comprendre …
  • (a-s) : Pour le dire plus précisément : L’action est un sens de l’activité humaine qui ne peut pas susciter une telle contradiction. Cette réflexion nous a amenés à une claire conscience qu’il y a deux sens possibles de l’activité de l’homme de transformation de la nature.
    • Il y a un sens inhumain, c’est la réaction, ou plutôt l’activisme, c’est-à-dire la logique de la réaction en chaîne. L’activisme humain qui a été lancé il y a deux siècles par la révolution industrielle est ravageur pour la biosphère qu’il exténue, mettant la Terre dans le risque de devenir une planète morte. Il met en danger la viabilité de l’espèce humaine. Il est épuisant pour l’individu humain auquel il ne laisse jamais de temps, et psychologiquement déprimant puisque cette incessante activité n’a finalement pas de sens.
    • Il y a un sens humain, c’est l’action. L’action installe l’individu dans un rapport positif au temps. Elle apporte à l’homme une pleine satisfaction en lui permettant de valoriser ses qualités proprement humaines. Dans sa transformation, elle laisse, comme les autres espèces, son temps de respiration à la nature, le temps de la contemplation étant une limitation à son dérangement – limitation qui d’ailleurs, du point de vue humain, est un présent, et non une contrainte.
  • Je crois que je comprends. Au fond, légiférer contre la pollution, le gaspillage, est vain. Légiférer pour des parcs naturels, des zones protégées de vie sauvage, est vain (sans compter la mise en difficulté de la vie des indigènes). On n’est jamais arrivé à avancer dans cette voie. Ce qu’il faut, c’est aborder dans un autre sens son rapport à l’environnement naturel.
  • (a-s) : Et j’ajoute qu’il suffit de faire attention à ce que nous aimons en nous et dans les autres pour nous apercevoir que nous avons tous le sens de l’action, que nous agissons beaucoup plus que cela apparaît, puisque l’espace public médiatisé est saturé de marchandises. En réalité notre sens de l’action demande de façon pressante à avoir le droit de cité.

 

 

 


[i] Cette apparition est mise en perspective dans notre article Du grand silence de l'économie bavarde.    

 

[ii] Il s’agit de l’étude systématique de l’étiologie des comportements irréfléchis en s’appuyant sur la connaissance des mécanismes du cerveau (neurosciences).

 

[iii] Du grand silence de l'économie bavarde, voir en particulier à partir de « L’humanisation des biens ».

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Est-ce la faute à la technique ?  Ajouter une vignette


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Un certain nombre de mouvements citoyens imputent au progrès technique la responsabilité de la crise écologique et de civilisation que nous vivons aujourd’hui. Ils pensent que c’est par une réflexion critique sur la technique contemporaine que les hommes retrouveront une maîtrise de leur destin. La technique est-elle la cible appropriée pour ceux qui luttent contre le transhumanisme et le saccage écologique?


Qu’est-ce que la technique

L’homme est ce mammifère qui s’est extirpé de tout biotope assigné pour errer sur l’espace de sa planète à la recherche d’un site favorable pour se construire un biotope artificiel.
Un biotope est un type déterminé d’environnement qui permet à une espèce biologique de vivre.
L’homme est donc le mammifère qui n’a pas de biotope assigné, et qui est toujours dans un biotope artificiel plus ou moins provisoire.
L’espèce humaine est fondamentalement l’espèce errante parce qu’elle est l’espèce sans biotope a priori déterminé par la biosphère.
C’est pourquoi l’homme est le seul mammifère d’orientation rigoureusement verticale, ce qui ouvre à son regard les espaces lointains jusqu’à l’horizon en lesquels il peut chercher où vivre.
C’est pourquoi l’homme est la seule espèce nue, c’est-à-dire sans caractères physiques qui la cantonneraient dans des types d’environnement déterminés (il faut nécessairement un plan d’eau à l’hippopotame, un champ à la souris et des arbres à la girafe).
Du point de vue de la nature, il y a un gain à l’apparition de cette espèce « abiotopique » qu’est l’homme : c’est la seule espèce dont la capacité d’adaptation ne peut pas être limitée a priori.
Mais nous savons que cette possibilité de gain est aussi un risque!
Car cette situation abiotopique de l’homme implique l’usage d’une technique ouverte.
La technique, en général, c’est le savoir-faire, transmissible à l’intérieur de l’espèce, pour un résultat déterminé (il y a ainsi la technique du nid par laquelle l’oiseau assure sa reproduction)1.
La technique humaine est ouverte parce que les résultats qu’elle poursuit ne sont pas enfermés dans une nature biotopique, autrement dit ne sont pas prescrits par la nature.
C’est cette ouverture qui porte le risque que la technique humaine nuise à l’ensemble de la biosphère, comme cela est souvent le cas aujourd’hui.

La technique est hétéronome

Il s’ensuit les deux caractères essentiels de la technique de l’espèce humaine :  

 

 

  • La technique humaine est toujours un moyen. Cela signifie qu’elle ne vaut que pour le résultat qu’elle permet d’atteindre et qui lui est hétérogène. Dire qu’il lui est hétérogène signifie qu’il est conçu en dehors d’elle, avant elle. Je veux m’approprier du gibier qui évolue hors de la possibilité d’un contact et j’invente la chasse à l’arc. « Toute vie est résolution de problèmes » disait Karl Popper. La technique n’est rien d’autre que cette catégorie de moyens qui sont transmis, conservés, enseignés, parce qu’ils se sont révélés efficaces pour résoudre des problèmes déterminés.

  • La technique humaine est fondamentalement libre. En effet, si le résultat qu’elle vise n’est pas prescrit par la nature, il ne peut être posé que par la pensée. Or la pensée humaine est justement cette instance qui permet aux hommes de gérer les possibilités biotopiques qu’ils rencontrent dans l’espace planétaire. Elle exprime une « liberté » tout simplement parce qu’elle permet aux hommes de choisir comment ils vont vivre. Marx exprimait ainsi cette liberté de la technique humaine : « … une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche ». Le capital.

    La technique est ainsi, pour l’homme, une expression de sa culture – ce qu’il ajoute librement à la nature pour en faire un monde qu’il peut habiter parce qu’il lui renvoie sa valeur. Mais la technique reste un moyen, et à ce titre, toute technique ne peut être évaluée qu’à l’aune de deux questions complémentaires :   

 

 – Sert-elle efficacement ce résultat?

 – Le résultat qu’elle poursuit est-il valable?

Les robots informatiques qui peuvent tirer parti à la fraction de seconde des opportunités des marchés financiers pour réaliser le maximum de transactions favorables sont admirablement efficaces pour enrichir le banquier, mais seront jugés non valables dans la mesure où ils concourent à mettre en faillite l’économie réelle dont dépend la vie de l’ensemble de la population.
Par contre la technique de production d’énergie nucléaire par fusion d’atomes légers dans un plasma porté à une température extrême (ce qui se passe en fait dans le soleil) par confinement magnétique – technique que l’on s’active à mettre en œuvre par le projet ITER à Cadarache, en Provence – n’a, à ce jour, aucune garantie d’efficacité; même si l’on peut considérer que son but – disposer d’un gisement d’énergie inépuisable – puisse être valable.

Le jugement sur l’efficacité d’une technique est affaire de spécialistes et est subordonné au jugement sur le résultat qu’elle vise. A-t-on jamais conçu une machine à couper les cheveux en quatre? Ainsi, le principe qu’il faut garder à l’esprit est que, toujours, une technique doit être jugée en fonction des buts que les hommes réalisent à travers elle.

Par exemple, pour le projet ITER, on peut penser que cette ambition technique de reproduire, sur Terre, une contrefaçon miniature du soleil, en drainant énormément de richesse publique, alors qu’au-dessus de nos têtes ce même soleil nous gratifie de son énergie surabondante, peut sembler assez puérile, en tous cas peu cohérente. Cela devient plus cohérent si l’on remarque que cette richesse captée pour le projet, qu’il soit ou non un succès, ne sera pas perdue pour tout le monde, puisque l’absorption des crédits satisfera longtemps des intérêts particuliers 2.

Cet exemple nous apprend que le but humain qui fait advenir une technique n’est pas toujours facile à repérer car il peut être pris dans les jeux sociaux de pouvoir : le but effectivement poursuivi qui est d’intérêt particulier est masqué par le but proclamé qui se présente comme d’intérêt général.
Mais quelle que soit la difficulté de l’élucidation de la raison d’être d’une technique – qui veut la généralisation de la géolocalisation par satellite? – il faut toujours partir du principe qu’elle n’est advenue que pour servir un but humain. Car autrement, on abandonnerait le sens spécifique de la notion de « technique » qui est d’être un moyen institué culturellement.
Parce qu’elle est moyen, la technique est toujours hétéronome : c’est toujours en dehors d’elle, dans le désir humain, qu’elle trouve ses règles d’apparition.

L’effet d’autonomie de la technique

Il nous faut examiner alors ce que peut bien signifier la thèse contemporaine de l’« autonomie » de la technique. Est-elle une simple erreur de jugement ou nous apprend-elle quelque chose d’intéressant sur la technique?

Jacques Ellul, qui est le penseur emblématique en faveur de cette thèse, écrivait en 1988 :

« Il y a donc quelque chose qui est absolu, inattaquable, contre quoi on ne peut strictement rien, à quoi l'homme doit simplement obéir, c'est la croissance technicienne (car bien entendu, dans notre société, le progrès  se  ramène  à  cette  croissance...).  Autrement  dit  il  n'y  a  aucune  possibilité  pour  l'homme.  Il  n'a aucune espèce de liberté en face de la technique, car la liberté ici consiste à dire oui ou non, simplement. Et voyez-vous... qui dira «non » aux sondes spatiales ou au génie génétique? C'est là et là seulement que nous découvrons un déterminisme absolu pour l'homme (et non dans ses gènes ou dans sa culture !) » Le Bluff technologique

Cette idée de la technique comme un absolu contredit frontalement la conception que nous avons établie : non la technique n’est pas un absolu puisque nous avons vu que, comme moyen, elle ne pouvait qu’être relative à la liberté des hommes de poser leurs buts.

Ellul a eu l’immense mérite d’ébranler de manière décisive l’idole du « progrès » en mettant en lumière le pouvoir tendanciellement totalitaire de la technique sur nos existences. Cependant, il faut lui reprocher d’être souvent confus en ce qui concerne des points clés de sa réflexion sur la technique. Ses affirmations, sur la signification du fait technique, sur le sens de l’apparition du progrès technique systématique avec la révolution industrielle, et sur le statut de la technique dans le monde d’aujourd’hui, sont trop imprécises pour que nous puissions nous faire une idée claire de la raison de l’asservissement que nous subissons. Par exemple, la technique aujourd’hui est-elle ce « déterminisme absolu », comme dans la citation ci-dessus, ou bien n’est-elle que relativement autonome : « J'ai montré sans cesse la technique comme étant autonome, je n'ai jamais dit qu'elle ne pouvait pas être maîtrisée » Changer de révolution, 1982?

Il semble bien qu’elle ne soit ni l’une ni l’autre. La bonne réponse est sans doute que la technique est métaphoriquement autonome. Tout simplement parce que la technique ne saurait être autonome – se donner à soi-même (grec : autos) ses propres règles (grec : nomos). La technique, en effet, n’est que savoir-faire; et tout le savoir qui la constitue a pour origine l’esprit humain.

Si donc on parle d’autonomie de la technique c’est parce qu’on ressent une inéluctable impuissance par rapport à son développement comme si, issue de notre intelligence, elle nous avait échappé et était devenu un sujet qui avait la volonté de déployer sa puissance en dehors de tout contrôle.

Si la thèse de l’autonomie de la technique a été largement reprise, à la suite des livres d’Ellul, c’est parce qu’elle a mis les mots adéquats sur l’expérience commune de la technique contemporaine. Il convient de rendre compte de cet effet d’autonomie de la technique, alors même qu’en vérité elle est essentiellement hétéronome.

Le scientifique, le marchand, et l’homme commun

Le phénomène qui en est la cause est effectivement le développement impressionnant, quasiment exponentiel, des techniques depuis deux siècles. Ce phénomène culturel tout à fait inédit doit bien procéder de facteurs historiques fondamentaux.
Qu’est-ce qui est le plus important dans l’histoire humaine? N’est-ce pas lorsqu’il se produit un changement global dans la connaissance que les hommes ont du monde (1), dans la manière dont ils appréhendent leur rapport avec autrui (2), dans la manière dont ils appréhendent leur rapport à l’environnement naturel (3)?
Ne peut-on pas justement définir l’époque moderne comme une nouvelle donne dans chacun de ces trois domaines?

  1. En ce qui concerne le premier domaine, une nouvelle forme de connaissance rationnelle a été mise au point au début du XVII° siècle, c’est la connaissance par la méthode expérimentale dont Galilée, Bacon et Descartes sont les principaux promoteurs. Cette méthode lie organiquement science et technique dans une boucle de rétroaction positive : les techniques permettent de faire des découvertes scientifiques, lesquelles permettent de mettre au point de nouvelles techniques, etc. On peut alors parler d’une « technoscience » qui démultiplie les possibilités d’invention technique suivant une dynamique exponentielle.

  2. Concernant le second domaine, c’est le renversement de l’ordre social ancien, à la fin du XVIII° siècle, avec les révolutions américaine et française, qui apporte un changement décisif. Il permet à la figure sociale du marchand d’accéder au pouvoir politique. Cela amène la valeur d’échange (l’argent) à prendre la première place dans la hiérarchie des valeurs qui ordonnent la société. Cet avènement de l’argent-roi est expliqué plus largement ici.

  3. La technique, à partir du XVII° siècle, devient progressivement l’objet d’un investissement passionnel dans l’opinion car elle apparaît comme l’expression d’un renversement du rapport de l’homme à la nature : l’homme ne se voit plus soumis et révérencieux mais se pose « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes). C’est l’apparition de la croyance commune dans le « progrès » : le progrès technique est le Bien. La genèse de cette passion pour la technique est précisée ici.

Au début du XIX° siècle, dans les pays occidentaux, il y a donc : – une forme de connaissance favorable à la multiplication exponentielle des possibilités d’inventions techniques, – un pouvoir social dont l’intérêt est de multiplier et d’intensifier les flux de marchandises pour y prélever des bénéfices, – et une opinion commune motivée à user de biens dont la technicité amène les hommes à jouir de leur nouveau pouvoir sur la nature.
Il y a donc la « carrosserie » – la technoscience – et le « moteur » – la motivation du marchand passionné de valeur d’échange conjuguée avec la motivation de l’homme commun 3 passionné par la technicité de l’objet.
Et roule de plus en plus vite le véhicule du progrès!
Nous sommes toujours, aujourd’hui, dans cette configuration culturelle.

Les buts non maîtrisés de l’homme contemporain

Nous vérifions bien que la technique contemporaine, comme toujours, est hétéronome. C’est en effet l’homme qui met au point la méthode expérimentale et la développe en savoirs et possibilités de savoir-faire. C’est lui encore qui, par ses passions, appelle à la concrétisation systématique de ces possibilités. L’homme fait donc bien advenir les techniques pour réaliser ses buts.

Or, ce sont les buts posés par ces passions que nous avons identifiées – pour la valeur d’échange et pour la puissance technique – qui sont déterminants pour le progrès technique immodéré que nous constatons aujourd’hui. On le sait, les passions sont aveugles et revendiquent leur satisfaction comme une nécessité, écartant a priori l’évaluation rationnelle. C’est pourquoi nos passions modernes nous amènent, en dehors de toute rationalité, à considérer toute nouvelle possibilité technique comme un bien.
Mais d’une part toute nouvelle possibilité technique apparaît selon une logique qui est celle des lois de la nature, d’autre part la spécialisation toujours plus poussée du savoir relevant de la technoscience éloigne de plus en plus les objets techniques de la connaissance de l’homme commun : l’objet technique, qui lui permet de maîtriser de mieux en mieux son environnement, est lui-même de moins en moins maîtrisé. C’est pour cela que, subissant passivement l’arrivée incessante d’innovations techniques qui le dépassent et qui bousculent son cadre de vie, l’homme du commun vit son rapport à la technique comme celui d’un dominé à un dominant qui le soumet à ses exigences de manière inexorable et impitoyable.
C’est pourquoi, s’il ne va pas assez loin dans l’analyse de sa situation, l’homme contemporain est amené à s’en prendre à la technique comme à un sujet autonome omnipotent et menaçant.
On comprend aussi l’ambivalence de l’homme commun : il achète volontiers l’objet technique, et jouit peu ou prou du supplément de maîtrise sur son environnement qu’il en tire. Mais, dans le même temps, il souffre des dérangements et des nuisances qu’apporte le renouvellement incessant de techniques qu’il peut de moins en moins s’approprier et qui structurent son environnement et hypothèquent son avenir.

Dans notre typologie des protagonistes du monde moderne, les transhumanistes ont une place à part. Provenant des trois figures citées (technoscientifique, marchand et homme commun), ils se caractérisent par le refus de l’ambivalence. Ils nient le sérieux des problèmes que pose à l’homme commun la prolifération technique contemporaine En cette négation, les transhumanistes retrouvent la candeur de l’homme occidental, à l’aube du XIX° siècle, quand il était conquis par les gains de pouvoir sur la nature apportés par le progrès technique; ils en reprennent le scientisme, c’est-à-dire la croyance que la technoscience pourra apporter une solution à tous les problèmes. Les transhumanistes, ces chantres de l’avenir, ne seraient-ils pas les plus vieux des modernes?

Cela apparaîtra d’autant mieux si l’on envisage la possibilité d’une alternative à l’investissement passionnel dans la marchandise technicisée, et donc au progrès technique forcené, si aliénant pour l’homme et si épuisant pour la planète. La direction où chercher cette alternative se révèle d’elle-même si notre diagnostic est juste. C’est la voie d’un investissement dépassionné, raisonné, de l’homme dans son activité technique. C’est la voie ouverte par  un autre sens, non passionnel, pleinement humain, donné à l’activité humaine. Cette voie alternative à l’activisme technique dévastateur ne nous est pas inconnue; elle a été précisée ici.

Là est peut-être la bonne direction pour une humanité voulant accéder – enfin – à une vie véritablement humaine. Mais pour s’orienter dans cette direction, l’être humain ne doit pas s’en prendre – comment? – à la technique comme à une entité omnipotente qui s’apprêterait à le piétiner dans sa marche en avant inexorable et aveugle. Il lui faut plutôt se considérer lui-même en ce qu’il veut dans son activité technique nécessaire, et, dans cet examen accepter d’être lucide sur l'irrationalité de ses choix passés – et même présents – par lesquels il s’est mis, et se met encore, dans une situation excessivement périlleuse.



NOTES
1- Outils, machines (au sens large puisqu’il y a désormais moult machines « intelligentes ») – c’est-à-dire les objets techniques – ne sont que la cristallisation de ces savoir-faire en systèmes matériels qui économisent l’énergie humaine.

2- Il est d’ores et déjà admis que, outre le constant enchérissement de son budget, ce projet ne pourra pas, de toutes façons, aboutir avant 2050. Le précédent du surgénérateur de Creys-Malville (1985-1998) est à cet égard plein d’enseignement – il s’agissait, là aussi de mettre en œuvre une technique de rêve puisque la centrale nucléaire devrait, outre l’électricité, produire plus de combustible (du plutonium) qu’elle n’en consommait. En fait cette centrale, presque toujours en panne, qui n’a jamais été rentable, a été un gouffre d’argent public, et l’on ne parle pas du coût faramineux de son démantèlement, techniquement très délicat, qui est encore devant nous. À Cadarache se produit aujourd’hui un scénario étonnamment semblable!

3- Locution à ne pas comprendre de manière péjorative! L’homme commun est celui qui n’est pas agent de l’apparition de l’objet technique, ni technoscientifique (ou technocrate), ni manipulateur de marchés.

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L'immortalité est-elle pour demain ?  Ajouter une vignette


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À propos du film « Transcendance » de Wally Pfister (2014)

« Les hommes n’ont-ils pas toujours cherché à se donner des dieux ? »
Will Caster, personnage principal de Transcendance

Le thème du transhumanisme a décidément les faveurs du cinéma. On le retrouve dans le film Transcendance de Wally Pfister (2014), quoique toujours de manière clandestine, car comme dans Lucy (de Luc Besson), le mot est soigneusement évité.

Pourtant, on est dans la représentation d’un élément essentiel de l’idéologie transhumaniste, puisque Transcendance veut donner à voir ce moment crucial que le « prophète » du transhumanisme Ray Kurzweil nomme « Singularité » et qui consiste dans le transfert de toutes les informations contenues dans le cerveau d’un individu sur un support artificiel.

Pour les transhumanistes – du moins les plus radicaux – il s’agit là du moment décisif de l’accès de l’humanité à l’immortalité. Ils considèrent en effet que ce serait l’âme même de l’individu humain qui pourrait ainsi être indéfiniment sauvegardée : son uploading l’aurait définitivement découplée d’un corps fait de chair et de sang, et dont le caractère essentiel est d’être mortel. Ray Kurzweil se permet d’annoncer très précisément la faisabilité de cette opération pour 2045.

Le film
Transcendance nous montre effectivement le héros – Will Caster (Johnny Depp), brillant jeune chercheur en intelligence artificielle – au stade terminal d’un empoisonnement par une substance radioactive (suite à un attentat d’un groupe anti-technologie), le crâne bardé de capteurs, en train de se voir télécharger le contenu de son cerveau sur l’ordinateur surpuissant qu’il a contribué à mettre au point (et qui s’est déjà montré capable de simuler le cerveau d’un singe).

Ensuite Will Caster meurt de son empoisonnement, conformément aux lois de la biologie. Jusqu’à ce que, peu après, on le retrouve sur Skype… enfin c’est tout comme : un message laissé sur la sortie écran du puissant ordinateur « Y a-t-il quelqu’un ? », quelques ajustements techniques, puis on entend sa voix, et enfin on le voit apparaître sur l’écran, bien…, juste comme avant sa maladie. Un brin hiératique dans son phrasé et son attitude quand même. Et de fait, la plus grande partie du rôle de Johnny Depp dans ce film sera de parler ainsi de manière figée et en plan rapproché sur un écran.

C’est que cette image sur écran du héros du film prend désormais une valeur d’icône car elle représente une individualité totalement libérée par la déportation de son esprit hors de son corps charnel vers un environnement purement numérique. Will Caster s’apprête désormais à devenir le maître du monde, et même plus car, après 2 millénaires, il va rééditer la geste de Jésus : on le verra bien vite soigner instantanément les blessures, rendre la vue aux aveugles, s’incarner en d’autres personnes, etc. Comme son illustre prédécesseur, il affirme sa volonté de sauver le monde et s’en donne les moyens. Mais pour cela il ne prêche pas aux foules. Il se connecte à Internet.

Connecté à partir de l’ordinateur le plus puissant du monde, il fait fortune en quelques spéculations financières et, avec l’aide de sa femme restée corporellement vivante, il crée une cité autonome de technologies innovantes dans le désert. Il développe en particuliers des nanotechnologies qui lui permettent de réparer quasi instantanément les destructions matérielles aussi bien que les blessures physiques. Bien mieux encore, les nanotechnologies lui permettent de remédier aux dégâts écologiques en régénérant les écosystèmes : notre héros se trouve donc en capacité de restaurer la biosphère – la restitution du Jardin d’Eden d’avant la Chute en quelque sorte, mais, aussi bien, l’accomplissement de la prophétie millénariste du Royaume de Dieu sur terre ! Ainsi, à travers la croyance dans le pouvoir des nouvelles technologies, ce film réactive de bien vieux fantasmes naguère accrochés aux croyances religieuses.

Will Caster hybride également les employés de sa cité technologique, démultipliant leur intelligence et leur force physique, introduisant même, si nécessaire, son propre esprit dans leur cerveau. Par ailleurs, notre héros pixellisé acquiert la totale maîtrise d’Internet qu’il met au service de son projet de sauvetage de la planète.

C’est plus qu’il en faut pour alerter le FBI qui manigance une riposte, avec l’aide d’un des plus proches anciens collaborateurs de Will Caster. Un virus fatal pour son ordinateur hôte est inoculé à son épouse, avec le dessein de créer une situation où celle-ci soit mise en danger de mort afin qu’il télécharge son esprit pour la sauver. Cela tombe bien car notre messie numérique a résolu le problème de sa réincarnation, qu’il met immédiatement en œuvre afin de convaincre son épouse, qui s’est mise à douter, qu’il est bien toujours cet homme de bonne volonté avec qui elle voulait sauver le monde, qu’elle a naguère épousé.

La fin du film met ainsi en scène la mort du héros et de son épouse, terrassés par le virus, mais aussi l’effondrement généralisé de la civilisation technologique fondée sur le numérique, car le virus ne pouvait être efficace qu’en infectant toutes les nanoparticules que Will Caster avait diffusé de par le monde et qui avaient pris le contrôle de l’univers numérique – on peut penser qu’elles contiennent, chacune à leur manière, l’esprit du héros, selon une logique analogue à celle de Giordano Bruno quand il affirme que chaque monade exprime Dieu selon son point de vue.

Seules – c’est la scène finale – quelques nanoparticules, dans la cage de Faraday que notre héros avait installée dans son jardin, apparaissent avoir échappé au virus fatal, renfermant – c’est ce qu’on croit pouvoir supposer – l’esprit et le savoir de Will Caster et de son épouse…

L’idéologie
Transcendance est un film transhumaniste. On veut dire par là qu’il développe une histoire qui entérine les thèses essentielles du transhumanisme.

En cette histoire, en effet, le passage à la Singularité se réalise : le héros quitte son corps pour un système matériel en gardant son identité, il accède à l’immortalité, et l’on montre bien que son esprit est en capacité de phagocyter toute l’intelligence présente sur la planète. En outre, sont mises en valeur les nanotechnologies comme capables de réparer tous les ravages engendrés sur la planète et ses habitants par la civilisation technico-industrielle. En fait ce film pourrait tout-à-fait être une chronique des années 2045-2047 du côté de la Silicon Valley en Californie, dans la droite ligne des prophéties de Kurzweil.

Toutefois Transcendance a l’habileté – et l’intérêt – de proposer ces thèses de manière critique. Le scénario, en effet, problématise la légitimité du passage à la Singularité. Il donne ainsi la parole aux arguments les plus courants de l’opposition au transhumanisme.

Il n’en reste pas moins que le film met en scène la réussite de la Singularité, et sa prise de pouvoir sur le monde, tout en manifestant, après tous les doutes, que la finalité de ce pouvoir est bien de sauver l’humanité. Ce film vise à rendre crédible une utopie transhumaniste de type millénariste. Ce que manifestent les caractères christiques de son personnage principal.

Le titre du film indique que le passage à la Singularité instaure une transcendance de la technique – sous la forme d’un ordinateur surpuissant « singularisé ». Cela signifie que le sort de l’humanité est absolument dépendant de cette nouvelle forme de la technique.

La transcendance

L’ordinateur quantique « willcastérisé » est donc Dieu ! Et, bien sûr, Dieu peut régénérer qui il veut, quand il veut, comme il veut, et ainsi il peut rendre chaque humain immortel ! Le profil psychologique de Will Caster incite fortement à penser qu'il rendra immortels les « bons » et laissera mourir les « méchants ». Alléluia !

Que penser de cette nouvelle transcendance si l’on veut raison garder ?

Le superordinateur quantique qui hérite de l’esprit de Will Caster est, de manière d’ailleurs peu dissociable de ce dernier, le véritable héros du film. Or, qu’est-ce qu’un ordinateur sinon, tout comme le traditionnel boulier, une machine à traiter de l’information ? Et c’est une très ancienne machine puisque nous savons que le boulier existait déjà il y a 25 siècles.

Quel est le principe de telles machines ? Toute machine à traiter l’information est un système matériel en lequel on peut provoquer deux états définis d’unités matérielles analogues et en nombre, de manière à attribuer au système formé par ces deux états possibles la valeur d’un code de signaux. Ce code est le plus simple qui soit puisqu’il ne contient que deux signes que l’on figure par 0 et 1. Autrement dit, l’état d’une unité matérielle – la position d’une boule, la perforation d’une carte, l’orientation magnétique d’une particule d’oxyde de fer, la charge électrique d’un transistor ou d’une surface d’aluminium, et même l’état quantique d’une particule (pour l’ordinateur du film), etc. – est porteuse, dans le cadre de cette machine, d’une information élémentaire, ce qu’on appelle précisément un bit. La fonction de la machine est de permettre de composer à partir de la multiplicité des bits (liée au nombre d’unités matérielles activées) des informations plus complexes qu’elle puisse rendre perceptibles.

Un ordinateur est une machine à traiter l’information qui a la spécificité d’utiliser l’énergie électrique pour réaliser les « événements-bit », c’est-à-dire le changement d’état des unités matérielles. La souplesse d’utilisation de cette énergie permet l’activation d’unités matérielles très petites et très nombreuses, ce qui permet de traiter rapidement de grandes quantités d’informations et de manière très complexe.

L’idée de la télédéportation de l’esprit d’un individu humain sur un ordinateur se fonde sur la croyance que le cerveau peut être assimilé à une machine à traiter l’information électrique, donc à un ordinateur. C’est l’excitabilité électrique de ses différents composants – les neurones surtout – qui produit une information, laquelle est transportée électriquement par les nerfs – ce qu’on appelle l’influx nerveux.

Ainsi, le présupposé qui préside à la possibilité de la Singularité est matérialiste : il pose que la pensée d’un individu est produite de manière analogue au savoir présent dans un ordinateur : elle est l’effet d’un réseau d’innombrables éléments dont le statut électrique a une valeur informative. La différence est considérée comme étant essentiellement quantitative : les neurones du cerveau sont énormément plus complexes et plus nombreux que les éléments porteurs d’information (transistors, particules d’oxyde de fer, etc.) d’un ordinateur. C’est par cet écart quantitatif que l’on croit pouvoir rendre compte de toute la pensée humaine – tout son savoir, toute sa conscience, et donc sa conscience de soi – comme effet de l’activité électrique du réseau de neurones qui constituent le cerveau.

Mais qu’il soit possible de capter des informations à partir de décharges électriques produites par le cerveau ne prouve pas que le cerveau soit réductible à un ordinateur. Cela prouve simplement que ces décharges électriques – l’influx nerveux – sont porteuses d’informations : ce que l’on savait depuis que l’on connaît l’existence du système nerveux.

Ce qui est nouveau, par contre, et ce qui fascine, est la mainmise technique sur le processus qui permet de traiter le signal électrique émis par le cerveau au moyen d’un ordinateur de façon à ce qu’un individu puisse commander une machine – le déplacement d’un pointeur sur un écran d’ordinateur, le mouvement d’une main prothétique, etc. – par un acte purement mental. Mais comment obtient-on ce résultat ?

Non pas à partir d’une théorie correcte du fonctionnement du cerveau, mais seulement par mise en relation d’une cause avec son effet : « Pensez que vous voulez que le curseur sur l’écran se déplace vers la droite, et je vais programmer le signal électrique correspondant de façon à ce que le curseur se déplace sur la droite ! ». On n’est pas ici dans la théorie scientifique, mais dans la raison technique préscientifique. Celle-ci consiste à identifier des rapports de causalité afin de les détourner pour notre utilité – « Dites-moi si vous voulez une lame de hache ou une pointe de lance et je vous trouverai le morceau de pierre qui peut être taillé à cet effet ! »

Nous voulons dire qu’il n’y a ici aucune théorie de l’articulation de la pensée avec les états électriques dans le cerveau. La seule articulation que l’on connaisse, c’est celle qu’on met en œuvre dans l’ordinateur, dans toute machine à traiter l’information, dans toute machine, dans tout outil, dans tout artifice technique : la pensée humaine donne sens à des événements matériels, et les ordonne en fonction de ce sens afin de les rendre utiles aux hommes – un transistor chargé électriquement signifie 1, une boule déplacée signifie 10, un disque de pierre en rotation autour d’un axe signifie l’aiguisage des outils tranchants, deux perches de bois parallèles, réunies par des barreaux parallèles espacés régulièrement signifie le franchissement de distances verticales, etc. La pensée n’émerge pas du réseau des éléments, elle vient de l’homme qui veut en tirer parti pour calculer afin d’agir plus efficacement.

On voit bien que la seule transcendance qui vaille ici, c’est celle de l’esprit sur la matière : c’est l’esprit qui identifie un phénomène électrique spécifique dans le cerveau, qui le relie à une intention consciente, et qui réalise cette intention consciente par programmation d’un ordinateur. Et il est vrai que le tétraplégique pourra grâce à cette capacité technique diriger son fauteuil roulant automobile par la pensée. Et cela peut lui être un gain précieux d’autonomie. Mais si l’on essaie de considérer ces savoir-faire au-delà de tels intérêts thérapeutiques spécifiques, qu’apprivoisent-elles – les nouvelles technologies – véritablement de la pensée ? Se rend-on compte de la pauvreté de l’activité consciente dont on peut tirer ici des effets ? La pensée n’est-elle pas bien autre chose que ces items de volitions sur lesquels il faut la figer pour obtenir l’activité cérébrale utilisable ?

La désincarnation

Mais qu’en est-il de la pensée de l’artisan dans sa confrontation à son matériau ? De la pensée du perchiste réalisant son saut ? De la pensée du saxophoniste qui improvise avec son orchestre ? De la pensée qui donne son style propre à la gestuelle d’un individu (comme sa démarche) ? Etc.

Car dans l’ambition technologique reconnue sous le vocable « Singularité », il s’agit bien de télédéporter toute la pensée qui constitue une personne humaine singulière. Il s’agit donc de réaliser, à partir de toutes les informations constituant la pensée d’un individu, un répondant virtuel de son réseau neuronal avec tous les événements électriques qu’il rend possibles, à l’intérieur d’un ordinateur.

Or, ce dont on prend conscience, c’est que la pensée humaine est nécessairement tributaire d’un corps situé dans le temps et dans l’espace. La pensée d’un individu est toujours la pensée d’un certain point de vue sur le monde, c’est donc une pensée essentiellement incarnée.

Mais les transhumanistes de la Singularité sont fâchés avec leur corps. Ils lui reprochent son caractère souffrant, son vieillissement, ses effluences obligées, etc. ; et ils semblent en méconnaître l’expressivité infinie, la grâce, l’intelligence propre – voir H. Focillon : Éloge de la main, et, bien sûr, la joie de vivre qui lui est immanente – sourire, caresser, chanter, danser, etc.

Si bien que le problème technique fondamental de la Singularité est bien celui de réaliser une « désincarnation » de l’homme. Mais cela est-il possible si la pensée humaine est aussi intimement liée à un corps ? Cela est en tous cas concevable si l’on modélise le corps comme un système matériel qui transforme des entrants en sortants, soit des informations en expressions. Comme on le voit dans le film Transcendance, le superordinateur de la Singularité a pour entrants l’ensemble de la planète à travers des capteurs disséminés partout à travers le monde (sur des supports nanométriques), et pour sortants la voix hiératique du Will Caster numérisé, et ses multiples initiatives de transformation technique de la planète.

Le sens de la Singularité est alors le passage de la multiplicité des points de vue singuliers et lacunaires des individus humains incarnés au point de vue non lacunaire, total, de Will Caster numérisé et mondialement connecté. L’ordinateur willcastérisé apparaît bien prendre le rôle que Leibniz assignait à Dieu, celui d’être l’intégrale (au sens mathématique) de tous les points de vue possibles. Autrement dit, la Singularité ne prétend pas simplement répliquer la pensée de l’individu qui a été numérisé, elle prétend la porter à son acmé. Elle prétend en faire un esprit divin. Elle prétend créer un Dieu. C’est ce qui justifie la majuscule à « Singularité », comme le titre du film auquel nous nous référons.

Mais revenons au problème technique fondamental de la réalisation de la Singularité. Comment numériser intégralement un esprit humain tout en faisant abstraction de son adhérence à un corps, c’est-à-dire en éliminant tout ce qui le déporte vers un point de vue particulier ? Pour répondre à cette question, ne faut-il pas avoir une théorie claire et distincte de l’articulation de la pensée aux modifications matérielles – électriques et chimiques – du cerveau ? Ne faut-il pas avoir une idée claire du rapport de l’âme (au sens premier : ce qui donne vie) au corps ? Ne faut-il pas avoir une idée claire du rapport de l’esprit et de la matière ?

Or, cette idée, qui l’a ? Qui peut l’avoir ? De Lucrèce au théories contemporaines de l’émergence, en passant par Descartes, depuis toujours la pensée se heurte aux mêmes apories concernant le rapport de l’esprit et de la matière : elle est incapable de déduire l’esprit de la matière sans, au préalable, subrepticement, spiritualiser la matière ou matérialiser l’esprit. Voir à ce propos ma critique de Jacques Monod. Et on voit bien que le concept d’émergence est une façon de nommer le problème et non de le résoudre.

* * *


Transcendance est un film intéressant dans son effort de mettre en scène la Singularité prônée par les transhumanistes radicaux afin de la rendre crédible.

Il a le mérite de ne pas évacuer les objections majeures qui rendent la Singularité légitimement problématique – le problème de la conservation de l’identité de l’individu, celui de la conservation de son humanité, le problème du pouvoir démesuré de la technique qu’elle implique.

Il surmonte ces objections par un moralisme naïf : il suffirait que la Singularité soit appliquée à un bon américain pour que l’illimité pouvoir technique centralisé qui en découlerait serve au salut de l’humanité.

Surtout, il semble procéder d’une foi scientiste inébranlable : on serait bientôt capable de numériser entièrement l’esprit de l’individu et d’avoir l’ordinateur requis pour le virtualiser. Ce qui est une manière de prendre au sérieux les prophéties de Kurzweil et de quelques autres.

Mais ces prophéties sont essentiellement basées sur l’extrapolation des courbes qui expriment les progrès quantitatifs des nouvelles technologies – miniaturisation des machines, capacité des mémoires, puissance des processeurs, etc.

Nous avons simplement montré l’existence de verrous qui rendent ces extrapolations bien vaines.

Ce qui signifie que l’éventualité que le pouvoir technologique, par une augmentation accélérée de sa puissance, se retourne en son contraire et en vienne à être capable de sauver l’humanité est irréaliste.

Le règne d'une humanité d'hommes bons et immortels sur une planète régénérée est pour demain exactement dans le même sens que, dans la croyance chrétienne, la venue du royaume de Dieu sur terre est pour demain depuis deux millénaires. Il s'agit d'un imaginaire régressif – car tous ses éléments sont tirés de la période d'innocence de la prime enfance – qui peut rendre supportable les intolérables traitements que les humains se font les uns aux autres et à leur environnement.

Le pouvoir technologique, s’il continue à augmenter ses impacts sur les hommes et leur environnement, continuera sans doute à enfoncer l’humanité dans des problèmes de plus en plus difficilement solubles.

Ce n’est pas de plus de puissance technique dont nous avons besoin, mais d’un usage plus sage de celle-ci.

 Car, s’il se peut que les hommes aient « toujours cherché à se donner des dieux » (Will Caster), ils peuvent aussi vouloir – enfin – devenir adultes.

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L’avenir peut-il être transhumaniste ?  Ajouter une vignette


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Il s'agit ici d'analyser l'idée même de transhumanisme, son incohérence, et les conséquences que cela implique.

 

 C’est un fait que la visée transhumaniste de l’avenir de notre espèce est de plus en plus partagée depuis la publication du manifeste transhumaniste, au tournant du siècle.

Le transhumanisme est l’idée que la puissance humaine sur la nature, grâce au développement des sciences et des techniques, ne saurait, a priori, être limitée. Il préconise que cette puissance permette de transformer l’humain, de façon à faire tomber les limites en lesquelles, depuis toujours, on borne l’existence humaine : l’échec, la souffrance, la mort au bout de quelques décennies, la naissance par le ventre de la femme, la détermination génétique par l’ascendance, etc.

On peut s’étonner que le projet transhumaniste puisse désormais « prendre » sur une part significative de la population occidentale. Après tout, n’en était-on pas resté, suite aux soubresauts des années 1965-75, à un large discrédit de la croyance dans le « progrès » (c’est-à-dire le progrès dans la maîtrise technique de la nature) ? Il semblerait bien que l’adhésion au transhumanisme soit la voie d’une réhabilitation de l’idée de « progrès ».

Il est vrai que ce phénomène peut s'appuyer sur le franchissement d'un palier dans la maîtrise technique de la nature que représente l'apparition d'un ensemble de technologies convergentes dont les potentialités paraissent illimitées – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (ce qu'on appelle les NBIC). Mais il faut aussi comprendre cette emprise de l'idée transhumaniste dans le contexte d'une dynamique sociale. On sait bien quel a été le rouleau compresseur idéologique d'une minorité libérale très agissante, appuyée par de grandes firmes commerciales qui ont pris soin depuis quelques décennies de prendre le contrôle de medias populaires, pour enjoindre de "réformer" la vie sociale et la culture héritée, et condamner comme "conservateur" quiconque s’avise de mettre en avant les objections.

Étant constaté ce compagnonnage de la doctrine transhumaniste avec les puissants intérêts marchands contemporains, cela ne permet pas pour autant de la rejeter sans autre examen. Après tout, peut être n’y a-t-il là qu’une manifestation de cette ruse de l'Histoire qui, selon Hegel, utiliserait les passions régressives des hommes pour faire progresser l'humanité?

Il s’agit donc d’examiner le transhumanisme en lui-même pour savoir s’il peut être un progrès pour l’humanité, comme ont pu l’être d’autres grands sauts techniques comme l’agriculture, la maîtrise du feu, la roue, la métallurgie, etc.

Mais, on s’aperçoit tout de suite que le changement annoncé est tout-à-fait inédit en ce qui concerne le transhumanisme puisque, comme l’indique le préfixe ‘trans’, le sujet de ce changement serait censé ne plus être de même nature après.

L’idée transhumaniste que l’homme puisse changer sa nature doit être réfléchie, car, pour le moins, elle ne va pas de soi. Ne serait-ce que sur le plan logique! Il n’y a pas de mouvement sans point fixe (c’est le point de départ de la théorie de la relativité d’Einstein). Il n’y a pas de changement sinon rapporté à une instance immuable. Si cela a un sens pour un individu de dire « j’ai changé », c’est parce qu’on rapporte ces changements à une instance immuable en lui, exprimée par le « je », et symbolisée par son nom. Si l’humanité a une histoire, c’est parce que chaque homme qui s’y intéresse peut rapporter tous les événements à un invariant qui est le fond de l’humanité, et qui fait qu’à travers les millénaires, les individus humains peuvent se faire signe et se comprendre.

Dès lors, de deux choses l’une concernant l’idée transhumaniste :
- soit elle signifie qu’on sort de tout fond commun aux humains, et, si elle est réaliste, elle est tout simplement un projet de suicide de l’humanité;
- soit elle laisse préservé le fond commun à l’humanité, et alors elle peut avoir un sens, mais qu’il faut éclaircir eu égard à l’exigence de changement de nature désigné par le préfixe ‘trans’.

C’est bien la seconde option qu’il faut examiner, puisque, à la lecture du manifeste cité plus haut, on se rend compte que les promoteurs du transhumanisme sont motivés par un puissant espoir de vivre mieux. Ce vivre mieux, tel qu’il est explicité, est strictement hédoniste (grec : hédonè = plaisir) puisque la puissance techniquement acquise devrait permettre la maximisation du « bien-être de tout ce qui éprouve des sentiments qu’ils proviennent d’un cerveau humain, artificiel, posthumain ou animal » (§7).

L’hédonisme est un vieux projet déjà pleinement formulé au V° siècle avant J.-C. par les Grecs (les Cyrénaïques) – là rien de nouveau. L’idée d’une mutation profonde de l’humanité, exprimée par le ‘trans’, est exposée par la citation ci-dessus qui enjambe allègrement les frontières de l’humanité pour prôner une culture des sentiments positifs sans restriction. Il est sans doute absurde d’escompter qu’un objet artificiel puisse avoir des sentiments. Mais laissons cela. Ce qu’il faut lire, en creux, dans cette citation, est la perspective que la technique supprime les limites au bien-être qui sont liées à la nature de l’homme telle qu’elle est connue jusqu’à aujourd’hui.

Or, ces limites sont de deux sortes :
- celles qui sont déterminées par le corps,
- celles qui sont déterminées par l’esprit (au sens large).

Dans la première catégorie sont la maladie, la douleur, le vieillissement, la mort; de la seconde relèvent, de façon non exhaustive, les quêtes de sens, de connaissance, de beauté, de justice, de liberté. Les limites de la première catégorie peuvent être modifiées par des dispositifs techniques. C’est ainsi que, depuis un siècle, la technique a considérablement fait reculer la quantité de douleurs qu’un homme est amené à éprouver dans sa vie. On sait tout ce dont la technique est capable pour réparer le corps, et en étendre les capacités; avec les nanotechnologies s’ouvre la perspective d’une régénération au niveau cellulaire qui pourrait différer indéfiniment le vieillissement, et la mort.

Les limites impliquées par l’esprit sont beaucoup plus plastiques. En fait, elles relèvent non seulement de caractères de l’individu, mais aussi du collectif humain et de la culture dans lesquels il est inséré. Par là, elles mettent en jeu une liberté fondamentale de l’être humain : celle de choisir ses valeurs finales (connaissance, justice, beauté, liberté, etc. sont des valeurs finales). Elles peuvent être ramassées dans l’expression « inquiétude existentielle », laquelle n’est peut-être rien d’autre que la présence tenace de la question « comment faire de ma vie quelque chose de bien? ». La technique n’est pas impuissante par rapport à cette limite. Il y a d’ores et déjà des molécules psychotropes très performantes contre l’inquiétude. Mais, toujours, leur action n’est efficace qu’en réalisant un amoindrissement de la conscience : l’action de la molécule va rapprocher l’état de conscience de celui de l’animal, ou même de l’état végétatif.

Soit, une mutation vers un être humain aux capacités de bien-être démultipliées est techniquement possible! Sur quel fond d’humanité immuable cette mutation pourrait-elle prendre sens? Les transhumanistes se réfèrent volontiers au texte de Pic de la Mirandole, dans son Oraison sur la dignité de l’homme, en lequel Dieu s’adresse à l’homme qu’il vient de créer : « ô Adam, nous ne t'avons donné ni une place déterminée, ni une physionomie propre, ni aucun don particulier, afin que la place, la physionomie, les dons que toi-même tu aurais souhaités, tu les aies et tu les possèdes selon tes vœux, selon ta volonté. Pour les autres, leur nature définie est régie par des lois que nous avons prescrites; toi, tu n'es limité par aucune barrière, c'est de ta propre volonté, dans le pouvoir de laquelle je t'ai placé, que tu détermineras ta nature ». Ce texte est considéré comme fondateur de l’humanisme, puisqu’il affirme l’absence de limites a priori, et donc une totale autonomie de l’homme par rapport à son Créateur. Ce serait donc l’humanité, comme la seule espèce qui choisit sa propre nature, qui serait l’instance immuable qui donnerait son sens à l’idée transhumaniste.

Le transhumanisme ne serait rien d’autre que la prise de conscience, au tournant du XXI° siècle, par l’humanité, qu’elle a enfin les moyens d’une nature plus conforme à ses vœux!

On voit l’incohérence! Le transhumanisme pose le bonheur au sens d’« un tout absolu, un maximum de bien-être » (Kant) comme le Souverain Bien (on nomme ainsi la valeur finale considérée comme devant s’imposer à tous). Celui-ci légitime toute transformation de l’individu humain engendrant des sensations positives; donc aussi celle qui supprime l’inquiétude existentielle. Mais qui ne voit que cette inquiétude existentielle est partie prenante de la définition de l’homme comme devant choisir sa propre nature sur laquelle s’appuie justement le transhumanisme?

De deux choses l’une :
- ou les techniques qui suppriment l’anxiété en amoindrissant l’état de conscience (définitivement si possible) font partie de l’équipement du « posthumain » (appelé aussi l’« homme + » !), celui-ci perd alors l’essentiel de son humanité;
- ou bien l’intervention technique est circonscrite au traitement des limites physiologiques au bonheur.

Or cette deuxième option n’est jamais évoquée par les transhumanistes. Pourquoi?

Parce qu'elle est déjà ignorée, dépassée, en pratique. La « médication » psychotrope – les pilules du bonheur – est déjà largement présente dans les armoires à pharmacie du monde occidental. Mieux! L’évitement de l’inquiétude existentielle, c’est-à-dire de la responsabilité de choisir ce que l’on veut être, est aussi vieux que l’humanité. Il a en particulier été analysé sans concession par Pascal comme « divertissement ».

D’autre part un minimum de connaissance anthropologique convainc d’une étroite solidarité entre les sentiments déterminés par le corps et ceux déterminés par l’esprit : les symptômes du vieillissement imposent l’idée de sa propre mort et repose avec d’autant plus d’acuité la question du sens qu’on donne à sa vie; la douleur physique est très positivement vécue lorsqu’elle a du sens (comme pour le sportif). Le problème philosophique général qui se révèle ici est le suivant : on ne choisit qu’à l’intérieur d’un cadre qui définit les possibilités; or, le transhumanisme vise à abolir le cadre (qui ne peut être autre que les limites évoquées plus haut); dès lors l’homme n’a plus à choisir, et perd l’essentiel de son humanité. On voit ici la redoutable mystification du transhumanisme qui se présente explicitement comme le continuateur de l'humanisme de la Renaissance (voir le manifeste), alors qu'il l'extermine.

De quelque manière que l’on examine l’incohérence fondamentale du transhumanisme, on ne peut éviter la conséquence que celui-ci mène tout droit à l’imbécile heureux. Et il faut prendre l’adjectif « heureux » dans son sens le plus restrictif : quel peut-être ce bonheur qui ne se valorise pas de son contraste avec le malheur? L’« homme + » a toutes chances d’être un imbécile! L’imbécile est celui qui se comporte comme la bête parce qu’il ne met pas en perspective ses comportements en fonction de son humanité.

Comment se fait-il que les transhumanistes paraissent aveugles sur cet avenir? C’est ici qu’il faut réexaminer leur connivence avec les pouvoirs marchands dominants dans nos sociétés occidentales, que nous avions notée plus haut.

Le Souverain Bien selon le transhumanisme est celui-là même qui est promu par le système marchand qui domine et met en forme nos sociétés, ce que l’on peut appeler la mercatocratie (l’empire du marché). Les biens marchands sont proposés comme solutions de bien-être, et ce d’autant plus efficacement que leur technicité est élevée. Or, le système de la marchandise est frénétique : il ne prospère que de mettre sur le marché toujours plus de biens et de les faire circuler de manière toujours plus accélérée. Car c’est un système de rivalité généralisée en lequel chaque entrepreneur est amené à accroître ses parts de marché plus que ses concurrents. Le transhumanisme peut alors être situé comme la nouvelle étape de l’extension de la marchandise : il ouvre la possibilité d’acheter la suppression des limites liées à la condition humaine, en un moment où les besoins à l’intérieur de ces limites sont potentiellement satisfaits pour les populations qui peuvent payer.

Les transhumanistes sont aveugles sur l’inanité de leur projet parce qu’ils se placent d’emblée dans le moule idéologique de la mercatocratie. Ils choisissent un nouvel homme en lequel se réaliserait le bonheur sans prendre en compte le fait qu’ainsi ils suppriment la possibilité de choix qui fait l’essence de l’humanité. Or, l’absence de possibilité de choix  – la nature définitivement assignée – est le propre de la condition animale.

L’avenir de l’humanité peut-il être transhumaniste? Oui! Dans la mesure où les moyens techniques, politiques et moraux se mettent en place de manière accélérée pour un interventionnisme sans frein sur le donné naturel et tout particulièrement sur le substrat biologique humain. Est-il un progrès pour l’humanité? Non! Il est clairement une régression. Il faut même reconnaître qu’il est, au sens propre du mot, inhumain.

Dans cette situation, le mieux n’est-il pas de promouvoir, là où l’on est, selon sa propre singularité, les valeurs proprement humaines : la liberté comme action réfléchie, la connaissance comme extension de son être, l’œuvre comme apport à la culture commune, et la justice comme maîtrise du vivre-ensemble?

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L’homme sans animaux  Ajouter une vignette


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Nous, humains, avons toujours vécu dans la proximité des animaux. Aujourd’hui nous ne faisons plus très attention aux animaux car nous sommes très occupés par les objets. Peut-être n’avons-nous même pas remarqué qu’ils étaient de moins en moins nombreux et divers autour de nous. Or les chiffres sont implacables : un terrible massacre de la faune s’accomplit près de nous par l’action humaine. Il est temps de nous arrêter sur notre relation avec les animaux…

Présence d’une hécatombe

Voyons-nous que nous effaçons les animaux de notre environnement ? Va-t-on revoir des hirondelles au prochain printemps ? Depuis combien d’années n’avez-vous vu réapparaître les hannetons ? Où faut-il aller pour montrer des vaches broutant dans un pré à ses enfants ? De quel lointain estompé me viennent-ils ces souvenirs sonores de sabots clapotant en cadence sur le pavé qui me réveillaient le matin ?

Le chiffre que révèle le dernier Rapport planète vivante – 2014 – de l’association WWF est effarant. Il devrait être affiché prioritairement dans tous les lieux publics, tellement il est d’intérêt public que chacun le connaisse :

« L’Indice Planète Vivante, qui mesure l’évolution de milliers de populations d’espèces de vertébrés, accuse un déclin de 52 % entre 1970 et 2010. En d’autres termes, les populations d’espèces de vertébrés peuplant le globe ont, en moyenne, un effectif réduit de moitié comparé à celui d’il y a 40 ans. »

Oui, notre planète a bien perdu la moitié de ses vertébrés animaux lors de ces 40 dernières années !

Et encore, il faut remarquer que ce chiffre est enjolivé par les millions d’animaux concentrés dans les élevages industriels. Mais peut-on encore compter comme animaux ces vertébrés traités comme une matière première industrielle ?

Rappelons que, pendant ce temps, la population de vertébrés humains, elle, a quasiment doublé.

1970 – 2010 : période de ma vie sociale de pleine activité. Qu’ai-je fait, que n’ai-je pas fait pour contribuer à cette catastrophe du monde vivant ? Je pense à la viande habituellement dans l’assiette, à la facilité d’accès aux produits dans les supermarchés, mais aussi aux coopératives d’achat alternatives, aux manifestations contre des projets industriels destructeurs de biodiversité, et aux violences policières qui les accompagnaient, et toujours à la présence de ce sentiment qu’on n’allait pas dans une bonne direction, que je devais plutôt penser à l’intérêt de mes proches avant de vouloir changer l’ordre du monde, avec cet espoir tout-à-fait gratuit que les plus responsables par leur pouvoir n’étaient quand même pas fous, et ne faisaient pas n’importe quoi.

Si, ils faisaient n’importe quoi ! Ils faisaient n’importe quoi au sens où ils laissaient libre-court à l’expression des intérêts à court-terme. J’ai mis du temps à comprendre que la vision à court-terme était l’essence du système social organisé pour la marchandise, ce qu’est aujourd’hui notre société mondialisée : « le courtermisme est un élément fondamental du conditionnement des esprits pour les rendre conformes à l’intérêt marchand d’une circulation accélérée des marchandises. » in Approche du courtermisme (2011).

Mais le progrès du courtermisme dans les mentalités a longtemps été freiné par une mémoire populaire qui sait l’importance de la considération du long terme pour orienter ses choix – ce qu’exprime la locution commune « penser à l’avenir de ses enfants ». Il a fallu des intrusions décisives, appuyées sur des avancées techniques, de l’idéologie marchande dans la vie privée des gens pour que se relâche cette résistance : la télévision omniprésente, les jeux vidéos dès le plus jeune âge, et enfin les écrans de smartphones et autres objets toujours connectés, avec pour conséquence lourde l’appauvrissement des occasions de transmission entre adultes et enfants.

Si bien qu’il y a toutes les raisons de penser que l’exploitation courtermiste des ressources de la planète est désormais plus libérée que jamais. Bien des signes laissent penser que les massacres perpétrés par l’homme dans la biosphère se sont accélérés ces dernières années et sont aujourd’hui plus intenses que jamais – voir à ce propos les phénomènes de mort collective d’animaux, celui de la disparition des insectes ainsi que la série d’articles du Monde sur les écocides. Ce que le rapport du WWF exprime pudiquement : « Cette tendance lourde ne donne aucun signe de ralentissement.

La présence de l’hécatombe c’est donc qu’en ce moment même, dans l’indifférence, des milliards d’êtres vivants souffrent et meurent, que des espèces sont définitivement biffées de la biosphère, en conséquence des agissements de l’espèce humaine.

Nous, espèce humaine, serions en train de faire le vide autour de nous sur la planète.

Voilà assurément une situation inédite et qui mérite réflexion. Comment cela est-il possible ? Y a-t-il des êtres humains pour vouloir ceci ? Peut-être n’est-ce que dégâts collatéraux pour un but plus élevé ? Quel serait ce but ?

Et d’abord, que penser de toutes ces femmes et ces hommes qui ne prennent pas garde qu’on extermine méthodiquement les animaux pas loin d’eux ? Ne déclarent-ils pas unanimement – interrogez autour de vous – qu’ils aiment les animaux et la nature dans sa biodiversité ?

 

La sympathie animale

Nous, humains, avons une mémoire infiniment riche de notre relation à l’animal. Nous l’avons craint, nous l’avons combattu, mais assez vite nous avons utilisé sa vitalité comme ressource pour survivre et prospérer dans notre environnement. Comme gibier, plus rusés que lui, nous avons su le piéger et inventer des armes qui le surprennent. Mais, plus durablement, nous avons su faire de lui une source stable de nourriture – lait, œufs, miel – de vêtements – laine, plumes, soie – et de travail automoteur avant l’invention des machines. Ce qui nous a amené, pendant au moins les 99,5 % de notre histoire humaine (que l’on fait commencer ici au néolithique, c’est-à-dire il y a plus de 10 000 ans), à cohabiter étroitement avec les animaux.

Sans doute est-ce sur cette base d’un passé immémorial d’expériences partagées que nous sommes enclins à aimer les animaux. Cette longue histoire commune avec l’animal a développé en l’homme une sympathie pour l’animal.

Car notre fréquentation de l’animal le révèle toujours comme un être sensible, comme nous. Comme nous il est un « vouloir-vivre » (le mot est de Schopenhauer). Comme nous, il ressent des affects négatifs lorsque ce vouloir-vivre est contrarié et des affects positifs lorsque celui-ci est confirmé. La sympathie – du grec sum pathos = être affecté avec – est justement la capacité de participer aux affects (ou sentiments) d’un autre vivant. Nous avons de la sympathie pour l’animal que nous voyons souffrir. Nous savons que l’animal a aussi de la sympathie pour nous – le chat qui vient ronronner contre soi, le dauphin qui vient accompagner le voilier. Les hommes ont pu être très durs dans l’asservissement et l’utilisation de l’animal, mais il importe de remarquer que cette dureté étaient reconnue, et en général condamnée moralement – le cocher qui maltraitait inutilement son cheval était jugé cruel – justement en fonction de cette sympathie. Et c’est bien parce que cette sympathie n’en fait pas un geste anodin que l’abattage d’un animal, à la ferme, ne se faisait pas machinalement mais était toujours entouré de quelque rituel – « tuer le cochon » dans le sud de la France était une fête collective marquante de l’hiver qui suivait un cérémonial précis. Cette sympathie semble trouver sa limite dans les menées de destruction des animaux classés comme nuisibles – serpents, rats, loups, etc. Mais cette catégorie d’« animaux nuisibles » est de création récente (XIXème siècle) et cantonnée à la culture occidentale.

On peut parler de « sympathie animale » parce que cette sympathie entre êtres sensibles semble bien valoir comme capacité de communication entre tous les individus du règne animal – excepté peut-être les animaux microscopiques dans la mesure où leur monde sensible ne recoupe pas celui de l’univers macroscopique. Mais même un insecte qui, par exemple, se fige à notre approche, est compris de nous : nous savons que dans son vouloir-vivre il mobilise son seul moyen de défense possible – ne pas se mouvoir pour ne pas se faire remarquer.

Cette sympathie a inspiré dans le passé des visions du monde qui affirmaient clairement une interférence entre le monde animal et le monde humain. L’hindouisme, toujours vivant depuis plus de deux millénaires, affirme la réincarnation de l’individu dans un corps animal, et en conséquence il impose le strict respect de la vie des animaux et le régime végétarien. Dans la tradition occidentale, le grec Pythagore, au VIème siècle avant J.-C., reprenait les thèses de l’hindouisme – respect de tous les êtres vivants, possibilité de réincarnation de l’âme dans un corps animal, pratique du régime végétarien – à partir de l’affirmation que « tout est sensible ! ». Quelques siècles plus tard les Stoïciens retrouveront cette idée d’un monde plein de vie permettant une sympathie universelle entre les êtres. C’est cette inspiration stoïcienne venant éclairer sa propre expérience qui fera écrire à Montaigne beaucoup plus tard : « Quand je joue avec ma chatte, qui sait si elle ne tire pas plus son passe-temps de moi que je ne fais d'elle ? »

Cette ligne de pensée d’un univers caractérisé par une proximité fondamentale des êtres sensibles, et donc des animaux et des hommes, se prolonge à l’époque moderne avec Hume qui au XVIIIème siècle défend l’idée que le sens moral se fonde sur la sympathie spontanée qui nous fait vouloir le bien des êtres qui sont, comme nous, sensibles. S’appuyant sur ces prémisses, Bentham, à la fin du siècle, fonde l’utilitarisme. Cette philosophie définit le comportement moral comme celui dont les effets sont incontestablement utiles, ce qui, selon lui, signifie qu’ils augmentent le bonheur collectif. Or Bentham mesure le bonheur collectif à la somme des plaisirs gagnés par l’ensemble des individus. Et le plaisir, comme son opposé la souffrance, ne sont-ils pas les indices de la sensibilité ? C’est pourquoi Bentham, concernant les animaux,  remarque : « La question n'est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? Mais : Peuvent-ils souffrir ? » La réponse étant évidemment positive, les animaux sont inclus de droit dans le champ de la moralité humaine. Ainsi, s’il peut être bien de tuer un animal pour le manger (ce qui apportera du plaisir à beaucoup de gens), l’abattage sera d’autant plus moral qu’il aura été réalisé en faisant souffrir le moins possible l’animal. Mais cela va aussi dans l’autre sens : il est légitime de supprimer un animal qui crée beaucoup de souffrances et peu de plaisirs, tel le rat porteur de la peste. C’est ainsi qu’il y a des animaux nuisibles, à combattre, et des animaux utiles, c’est-à-dire moralement biens ; comme il y a des hommes méchants dont la société doit se défendre à côté des hommes bons.

Peu après la mort de Bentham, vers le milieu du XIXème siècle, Darwin dévoile sa théorie de l’évolution. Ainsi, après une interférence métaphysique entre l’homme et l’animal (la réincarnation et, tout au moins, la sympathie universelle), après une interférence morale, c’est une interférence temporelle qui est ainsi mise en évidence : l’animal est le passé de l’homme et, en tout homme, il y a la présence de ce passé dans ses gènes.

Nous sommes donc les héritiers d’une forte culture de l’animalité, qui est tout autant une culture de notre animalité, c’est-à-dire de notre communauté avec l’animal. On comprend pourquoi, lorsque nous sommes interrogés sur l’animal, nous soyons tout sauf indifférents, et que nous fassions état de notre amour pour lui. Mais alors comment pouvons-nous laisser se perpétrer l’hécatombe planétaire des animaux dans l’indifférence ?

 

L’indifférence à l’égard des animaux


L’époque moderne a apporté, avec le développement de la science, une autre ligne de la pensée de l’animalité. Elle est inaugurée par Descartes au XVIIème siècle qui affirmait que l’homme est radicalement différent de l’animal parce que lui seul possède une âme qui est la part divine de son être. Or il faut une âme pour animer ce corps de matière et en faire un être vivant. Du coup l’être humain est le seul être vivant sur Terre. Les animaux, quoique créés par Dieu en un montage mécanique infiniment subtil, ne sont que des automates de l’ingénierie divine. C’est la théorie de l’animal-machine qui faisait écrire au cartésien Malebranche qui voulait ainsi dénoncer la sympathie populaire pour l’animal : « Il n’y a pas de différence essentielle entre une porte qui grince quand on la ferme et un animal qui crie quand on le bat. » Phrase à comparer avec celle de Montaigne (citée ci-dessus) écrite un siècle plus tôt. Malebranche ne devait pas avoir de chatte joueuse dans sa proximité !

L’idée de l’animal-machine télescope frontalement l’expérience commune que les hommes tirent de la fréquentation des animaux ; elle ne pouvait pas être populaire. Elle a néanmoins été efficace. Car elle s’est inscrite dans le remaniement profond des valeurs inspirant la démarche de connaissance qui constitue le cœur du modernisme

  • La nature change de statut. Elle n’est plus cette « déesse » qu’il faut respecter, mais cette base de la vie humaine qu’il faut connaître afin d’en devenir « comme maître et possesseur », ce qui permettra de jouir « sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent » selon les mots de Descartes.
  • La science change de forme. Elle ne se contente plus d’être l’interprétation rationnelle des signes que lui livre la nature. Elle devient inquisitrice en forçant, par des montages expérimentaux, la nature à répondre à des questions auxquelles les phénomènes naturels ne répondent pas spontanément. L’homme devient capable de mettre à jour les secrets de fonctionnement de la nature – la loi de la chute des corps, la pression atmosphérique et le vide, la composition de l’eau, etc. La science ne peut plus dès lors être appelée « philosophie naturelle », elle est devenue « science expérimentale ».

 Sont ainsi rassemblés les éléments idéologiques qui vont légitimer une indifférence à l’égard des animaux. Ils ne sont pas vivants, et leur sensibilité est un leurre. Ils ne sont que des éléments d’une nature qui n’existe que pour être à la disposition de l’homme. Comme un des bienfaits prioritaire attendu de cette science nouvelle est « la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Descartes), se développe très vite l’expérimentation sur l’animal sur laquelle s’appuient les premiers progrès de la médecine moderne. J.-H. Fabre, écrira à ce propos dans ses si précieux « Souvenirs entomologiques » (1879) : « Vous éventrez la bête et moi je l'étudie vivant, vous travaillez dans un laboratoire de torture et de dissection, j'observe sous le ciel bleu, vous scrutez la mort, j'observe la vie. »

Pour que cette doctrine de l’indifférence concernant le sort des animaux, valable au départ pour un certain milieu intellectuel, se diffuse dans l’ensemble du corps social, il a fallu une opération idéologique qui sépare, pourrait-on dire, les individus de leur sympathie. Et cette opération est incluse dans une entreprise idéologique plus vaste, conséquence de la prise de pouvoir de la figure du marchand dans les sociétés occidentales à partir de la fin du XVIIIème siècle : l’avènement de la figure du travailleur-consommateur – qu’on appelle communément « l’homme moderne » – laquelle est la figure sociale adéquate pour démultiplier et accélérer les flux de marchandises.

Regardez l’homme contemporain ! Regardons-nous ! Regardons-nous dans nos manières d’être sur nos lieux de travail, regardons-nous dans nos attitudes dans les lieux publics. Nous ne sommes pas des êtres sympathiques ! C’est-à-dire que nous ne sommes pas prioritairement accueillants aux signes de souffrance ou de joie d’autrui. Et réciproquement nous masquons nos états affectifs en sachant qu’ils sont malvenus. Si bien que chacun semble avoir développé autour de lui, dans sa vie sociale, comme une aura, non pas vraiment d’antipathie, mais de défiance a priori envers les expressions de la sympathie – une aura d’indifférence. On voit l’intérêt marchand de cette indifférence généralisée : elle inscrit l’esprit de compétition pour la valeur d’échange – qui est censé monopoliser le sens de la vie du travailleur-consommateur – dans l’intime même de la vie sociale. Être sympathique n’est-ce pas se montrer faible en cette compétition ?

Or, la sympathie ne se partage pas puisqu’elle est la forme de relation spontanée qui se développe entre êtres sensibles. C’est pourquoi cette indifférence que nous développons dans notre vie sociale vaut aussi pour les animaux qui souffrent et meurent massivement autour de nous du fait des menées des intérêts marchands.

Mais vivre, n’est-ce pas investir la réalité ? Qu’investir alors si nous sommes amputés de nos élans spontanés de sympathie dans notre vie sociale ?

Hé bien nous investissons les objets proposés à la consommation. : « A proprement parler, les hommes de l'opulence ne sont plus tellement environnés, comme ils le furent de tout temps, par d'autres hommes que par des o b j e t s. » écrivait Jean Baudrillard en 1968 (La société de consommation). Ceci est totalement confirmé aujourd’hui. Simplement, nous voyons clairement qu’il faut compléter le diagnostic : ce n’est pas seulement « par d’autres hommes » que nous ne sommes plus environnés, mais aussi « par des animaux ». Pour le dire globalement : nous ne sommes plus environnés de sympathie, et ce sont les objets que nous sommes mis en demeure de trouver sympathiques.

Ce détournement de notre vie affective sur les objets s’est véritablement généralisé, a pris une dimension systématique, avec la diffusion universelle des écrans connectés (à partir de la télévision il y a 50 ans, jusqu’aux smartphones aujourd’hui). Ce qui marche le mieux n’est-ce pas l’image, si possible animée, qui sollicite notre sympathie ? Se développe ainsi une vie émotionnelle virtuelle qui semble prendre une part essentielle dans l’économie affective de la vie de chacun.

En ce qui concerne les animaux, notre sympathie ne s’exprime-t-elle pas presque toujours lors du visionnage de films qui les mettent en scène sauvages, cruels, attendrissants, dévoués, rigolos, etc. ? C’est ainsi que nous pouvons vivre en forte sympathie avec les animaux tout en étant indifférents aux souffrances qu’ils endurent réellement autour de nous, aux carnages qui les déciment un peu partout, et pour lesquels nous apportons notre petite contribution (ne serait-ce que par la viande que nous mettons dans notre assiette).

On objectera qu’il y a quand même une certaine réalité des animaux de compagnie qui implique une sympathie bien réelle. Mais il faut avoir conscience des limites de ce rapport à l’animal. L’animal de compagnie est aujourd’hui essentiellement un produit de consommation. Et la visée des satisfactions escomptées lors de l’achat se confronte souvent douloureusement aux exigences d’une cohabitation : comportements non maîtrisés, périodes de solitude forcée, abandon prématuré, etc. Toutes ces difficultés dénotent une incompatibilité entre la vie moderne et la coexistence avec des animaux. Il faut avoir conscience que choisir de vivre avec des animaux, c’est choisir une vie différente de celle impliquée par les normes communes.

En fait tout se passe comme si nous avions oublié la quasi totalité de notre histoire passée qui a été une histoire de coexistence avec les animaux. La condition de l’homme moderne est non seulement d’être séparé de sa sympathie dans l’espace social actuel (l’aura d’indifférence), mais aussi dans sa mémoire. Car l’idéologie moderniste contemporaine implique un déni de mémoire populaire. Ce déni est présent dans la simple signification du mot « moderne ». Être moderne n’est-ce pas se dégager de ce qui rattache au passé ? Et il est certain que ce déni a un rapport étroit avec le courtermisme que nous déplorions plus haut. N’est-il pas vrai que moins nous nous rattachons au passé moins nous sommes clairvoyant sur l’avenir ?

Ce déni de mémoire se concrétise par une dévalorisation a priori des manières de vivre héritées du passé au profit de celles induites par le développement des techniques requises par les exigences de la circulation des marchandises : par exemple faire une urbanisation « tout-pour-l’automobile-et-le-commerce » sans trottoirs, et autres espaces sympathiques. Concernant les animaux, on trouve un symptôme fort révélateur de ce déni dans l’épisode des lasagnes falsifiées en 2013.

L’hécatombe vertigineuse du monde animal qui se produit aujourd’hui est rendue possible parce que s’affirme une idéologie justifiant la pure exploitation de l’environnement naturel pour les intérêts humains, alors que ce qui pourrait la contrer de manière efficace, la sympathie spontanée pour les êtres sensibles, a été séparé de la vie des gens, à la fois dans l’espace et dans le temps. La question se pose alors : pouvons-nous continuer comme cela longtemps ? Jusqu’où pouvons-nous aller dans cette sorte d’essorage de la biosphère qui finirait par ne laisser que les espèces vivantes commercialement intéressantes ?

 

La valeur symbolique de l’animal

 Il est temps de remarquer l’impressionnante présence de l’animal dans la culture humaine. On la trouve à tous les niveaux des expressions culturelles, et aussi bien dans la musique et dans la peinture que dans les œuvres littéraires. Les premières œuvres figuratives humaines connues sont celles d’animaux dessinés ou gravés sur la roche. On trouve toujours des figures animales jouant un rôle décisif dans les récits mythiques sur les origines. Ici la carapace d’une tortue est la surface terrestre initiale, là un aigle laisse choir l’œuf d’où sortira le premier homme, dans la Bible c’est par un serpent qu’est orienté le destin de l’humanité, c’est une louve qui préside à la fondation de Rome, l’animal-totem des sociétés amérindiennes est à la fois le fondateur et le protecteur de la tribu. Dans les contes traditionnels les animaux ont une place importante comme acteurs des événements et sont traités selon une dignité égale à l’homme. La culture occidentale a nourri sa conscience morale des fables écrites par le grec Ésope il y a plus de 25 siècles – qui ont été reprise par La Fontaine – qui mettent en scène presque exclusivement des animaux. Le « Roman de Renart », une des principales créations littéraires du Moyen Âge, met en scène des animaux – comme le loup Ysengrin et le goupil Renart – pour des scénettes de critique de la domination sociale. Et nous vivons encore avec une forte présence des animaux dans les expressions du langage – « avoir une faim de loup », « faire l’autruche », « être capricieux », « dire des âneries », etc.

Cette présence culturelle de l’animal manifeste plus que la mise en valeur de compagnons de vie de toujours. Car on peut déceler une constante : ces mises en scène de l’animal visent toujours à nous éclairer sur la condition humaine.

Par exemple, si nous nous intéressons depuis si longtemps à une histoire de cigale chanteuse sermonnée par une fourmi laborieuse, c’est parce que nous savons que nous pouvons être l’une et l’autre, ou plutôt soit l’une ou soit l’autre, et que nous nous pensons comme ayant la possibilité de choisir, et de mal choisir, car nous savons bien que la fourmi ne sermonne pas, enfermée qu’elle est, tout comme la cigale, dans son comportement naturellement programmé. Ces humbles insectes nous permettent donc de clarifier le savoir d’une alternative dans notre rapport au temps – vivre au présent ou être prévoyant –, qui est aussi le savoir de notre liberté propre, et de l’enjeu de valeurs qu’elle comporte.

Mais n’est-ce pas vrai également pour les fresques animalières venant de la préhistoire ? Si nos ancêtres, il y a 27 000 ans, ont pris le soin de dessiner ou graver 177 animaux variés en posture dynamique sur les parois de la grotte Cosquer (près de Marseille), ce n’est pas par souci de décoration – on le comprend d’après le contexte. N’ont-ils pas représenté tous ces animaux pour mieux penser leur différence d’êtres humains au milieu d’eux ? C’est ce que semble confirmer la présence de nombreuses mains, en pochoir ou en impression directe. Ces mains, si spécifiquement humaines, qui permettent, entre autres, aux hommes de représenter graphiquement des animaux, alors que nul animal ne représente graphiquement l’homme !

Cette valeur d’éclairage de l’humain permet de comprendre la place éminente de l’animal dans les contes pour enfants. Toujours, à travers des figures animales, le conte révèle la complexité de l’âme humaine à l’enfant qui ne la connaît que dans la simplicité de la confiance entière qu’il a en sa parentèle. L’enfant, qui découvre les comportements du loup avide et manipulateur, de l’abeille travailleuse et généreuse, du renard chapardeur, du petit cochon plus ou moins naïf, etc., apprend que son désir d’aller vers une vie sociale élargie lui réserve la rencontre de types humains fort variés, pas nécessairement bien intentionnés à son égard, et donc qu’il ne doit plus donner sa confiance a priori mais apprendre à évaluer les gens qu’il va rencontrer. Et il s’initie du même coup aux valeurs sociales – le bien et le mal, l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste – ce qui lui fait découvrir le champ de sa liberté.

L’animal a toujours été très important pour l’homme par ses valeurs d’usage – source de nourritures, de vêtements, auxiliaire de travail et de services, et aussi de partage affectif. N’est-il pas temps, aujourd’hui, au moment où sommes en train de le faire disparaître de nos vies, d’évaluer tout ce qu’il a pu nous apporter comme point d’appui, repère, pour nos existences d’êtres humains ? Finalement, la principale valeur de l’animal n’est-elle de nous permettre d’y voir plus clair pas dans nos interrogations les plus permanentes – celles qui expriment notre inquiétude existentielle – Qu’est-ce que l’homme ? Que doit-il faire pour donner à sa vie sa plus grande valeur ? L’animal ne vaut-il pas d’abord pour sa valeur symbolique ?

Il faut alors reconsidérer l’enjeu du massacre planétaire des animaux. Car le vide ainsi créé risque d’être autrement plus profond qu’un vide affectif déjà bien réel. Il se produit un processus fort simple : plus les animaux s’éloignent de nos vies, plus la prégnance des récits ou autres œuvres les mettant en scène s’affaiblit, moins les hommes peuvent y trouver du sens pour répondre aux questions qu’ils se posent sur eux-mêmes, plus se creuse leur inquiétude existentielle.

À ce titre les récits traditionnels mettant en scène les animaux sont dépositaires d’une sorte de sagesse populaire. Et ceci pour deux raison :

 

 

 

  • Ces récits, légendes, contes, fabliaux, chansons sont constitutifs d’une mémoire populaire en sa veine sans doute la plus profonde, bien plus profonde d’ailleurs que toute croyance religieuse qu’ils ignorent d’ailleurs totalement.
  • En hiérarchisant les valeurs en fonction desquelles on doit vivre, ces récits répondent à l’inquiétude existentielle. Mais il est remarquable qu’ils le fassent de manière toujours non dogmatique, puisqu’ils deviennent ce que les gens qui les transmettent en font. C’est pourquoi, sur le même canevas scénique d’un conte, on retrouve tant de versions différentes. En conséquence, ces récits ne verrouillent pas la pensée (comme la croyance religieuse), mais ouvrent à la réflexion.

 

 

 On déplore aujourd’hui le déficit de sens de la vie de l’homme-consommateur-travailleur contemporain. On semble croire que la seule alternative est la mise sous sujétion des consciences à un dogme religieux. Mais la sujétion religieuse a été, dans l’histoire, le motif le plus régulier et le plus dommageable de violence entre les hommes. Aujourd’hui même on vérifie à quel point cela est vrai ! Et l’on ignore complètement la sagesse de ces récits traditionnels en lesquels l’homme est associé à égalité avec l’animal. Et pourtant ce sont des récits qui ont répondu de manière bénéfique, sans dommages, à l’inquiétude existentielle.

Entendons-nous bien ! Il ne s’agit pas, pour répondre au mal-être contemporain, de réhabiliter les récits traditionnels. Ils parlent d’un monde qui n’existe plus, et dont nous nous sommes extirpés de toute notre énergie depuis trois siècles, tellement il signifiait l’insécurité de la violence entre les hommes et de la précarité par rapport au milieu naturel. Mais c’est la démarche qu’il faut retenir. Et cette démarche, par laquelle on s’appuie sur l’expérience commune de la sympathie entre vivants pour éclairer qui nous sommes et ce que nous devons faire pour gagner l’estime de nous-mêmes, s’avère historiquement irremplaçable. Car la relation avec les animaux est indispensable pour nous éclairer sur ce que nous pouvons et sur ce qui nous limite.

C’est pourquoi, pas plus que la croyance religieuse, la réponse mise en avant aujourd’hui ne pourra pas soulager notre inquiétude existentielle. Cette réponse est portée par les intérêts dominants de la société car elle ouvre des perspectives d’avenir à l’extension du domaine de la marchandise – ce qu’on appelle la « croissance ». En effet un arrêt de la croissance signifierait que l’esprit de compétition pour la valeur d’échange qui en est le moteur n’anime plus les rapports sociaux, ce qui correspondrait à l’effondrement de la mainmise marchande sur la société.

Comment donner du sens à l’existence tout en entretenant la croissance ? C’est le problème que prétend résoudre, depuis trois décennies, la doctrine transhumaniste. Pour cela, elle s’appuie sur deux thèses :

  • Avec les nouvelles technologies développées depuis à peu près 40 ans, les hommes acquièrent les moyens de résoudre à moyen terme (dans les prochaines décennies) les problèmes en lesquels l’humanité semblait jusqu’alors inévitablement enfermée – les problèmes de ressources ou écologiques, les problèmes personnels de la souffrance, de la maladie et du vieillissement, etc. Certains n’hésitent pas à affirmer que même l’immortalité est à portée de la technique humaine.
  • La culture héritée du passé est le principal frein pour que puissent s’accomplir les promesses technoscientifiques et qu’ainsi soit définitivement tournée la page de l’inquiétude existentielle de l’homme. Il y aurait une crispation sur les valeurs traditionnelles qui, au fond, exprimerait une peur du changement. De fait, les changements induits par les nouvelles technologies aboutiraient à une transformation de la nature même de l’homme – ce qui justifie l’appellation de « transhumanisme ».

  • Il ne faut pas se leurrer. Derrière l’apparente cohérence du discours transhumaniste il y a une accumulation de sophismes, comme nous avons déjà pu l’établir ailleurs (par exemple ici, ou là). Contentons-nous de dénoncer ici le sophisme de l’immortalité : on sait que dans la nature, rien n’est immortel (pas même notre galaxie) ; donc la science ne pourra que prolonger plus ou moins longtemps la durée de vie, au prix d’un fort investissement de l’individu dans les systèmes techniques chargés d’écarter la mortalité naturelle au bout de quelques décennies ; le candidat à l’immortalité devra donc à tout prix éviter la mort accidentelle ; il sera l’être vivant le plus obsédé par la mort qui ait jamais vécu ; ce qui risque fort de l’empêcher de vivre !
    On ne peut pas prendre au sérieux rationnellement le transhumanisme. Il faut plutôt l’aborder comme une réclame – un discours publicitaire – pour le système social de valorisation de la marchandise technicisée. La publicité nous dit : « Vous aurez un surcroît de puissance en achetant la dernière version de ce smartphone ! », le transhumanisme absolutise ce message : « Vous aurez la toute-puissance en laissant toute liberté à l’innovation technoscientifique appuyée par le système marchand ! ». Mais il faut savoir ce que recouvre cette liberté. Par exemple, d’ores et déjà, des chercheurs en génétique ont le pouvoir très accessible de modifier la patrimoine génétique de l’humanité !

    L’élément motivant du transhumanisme est le même que celui de toute publicité : il active un imaginaire social parfaitement irrationnel – précisément le fantasme de toute-puissance. C’est un fantasme lié à l’enfance, puisque tout enfant forme un désir de toute-puissance lorsqu’il s’agit pour lui de surmonter l’impuissance de la prime enfance. Il apprendra par la suite à le dominer à la mesure de sa capacité d’intégrer l’idéal de liberté adulte qui est essentiellement différent de la toute-puissance. Et ce dépassement du désir de toute-puissance se fera d’autant plus heureusement qu’il aura été bien accompagné par une relation éducative. Et les contes traditionnels jouent un rôle positif à cet égard en ce qu’ils font droit au désir de toute-puissance de l’enfant en mettant en scène des personnages dotés de pouvoirs extraordinaires – la fée, l’ogre, etc. – tout en excluant la possibilité que l’enfant s’identifie à eux (l’enfant s’identifie à Cendrillon, non à la fée, au Petit Poucet, non à l’ogre), ce qui est une manière d’apprendre à mettre à distance son fantasme.

    Dès les années trente du siècle dernier, suite à un exode rural massif des populations lié à l’industrialisation rapide en Occident, les récits traditionnels, désormais déconnectés du cadre de vie (l’automobile remplace le cheval), se trouvent désinvestis. La place ainsi libérée dans l’imaginaire populaire est vite occupée par de nouveaux récits, le plus souvent issus de la bande dessinée et du cinéma, mettant en scène des personnages de fiction toujours dotés de pouvoirs extraordinaires (Superman, Batman, Spiderman, Tortues Ninja, etc.) Ces super-héros modernes répondent à merveille au fantasme de toute-puissance de l’enfant puisqu’ils valent comme pôle identificatoire intangible du début à la fin du récit. Car ce sont immanquablement eux qui font justice dans un monde clairement divisé entre bons et méchants. Le fantasme de toute puissance se trouve en quelque sorte validé en étant activé ainsi pour lui-même. D’ailleurs les jeux vidéos, qui prennent une si grande importance de nos jours (économiquement il s’agit du premier poste de l’industrie culturelle), semblent bien prolonger, voire renforcer, ce phénomène de légitimation de ce fantasme puisque les situations où il s’agit d’accéder à la toute-puissance concernent la grande majorité de ces jeux.

    À l’opposé de l’histoire des aventures d’un super-héros toujours monolithe, les contes traditionnels lestent la fiction de l’apport de l’expérience commune. Et ce sont de manière privilégiée les animaux qui jouent ce rôle de mise en scène de l’expérience des hommes en symbolisant chacun des types caractérologiques incarnant des valeurs sociales qui s’opposent effectivement dans la vie réelle – l’avidité tenace du loup, la ruse ironique du renard, la patience soumise de l’âne, l’innocence de l’agneau, etc.

    Or les scientifiques et intellectuels occidentaux promoteurs du transhumanisme ne font-ils pas partie de ces générations – le plus souvent originaires des États-Unis – qui sont arrivées après ce basculement vers les récits d’aventures de super-héros ? N’ont-ils pas baigné dans un imaginaire largement dominé par des mises en scène de la toute-puissance ? Ne peut-on pas faire l’hypothèse que leur contexte culturel de formation leur ait rendu envisageable que la toute-puissance devienne un projet social ?

    Or cela ne l’est jamais. C’est un fantasme incompatible avec la réalité essentielle de l’homme qui est sa finitude – il se définit dans son rapport à ses limites. Ce que l’histoire étaie par de multiples contre-exemples : chaque fois que des hommes ont entrepris de réaliser une toute-puissance dans la société – que ce soit celle d’un individu, d’un parti, d’une race, d’une religion, etc. – ils l’ont précipitée vers les pires malheurs. Car la poursuite de la toute-puissance amène toujours à écraser l’humanité des hommes, autrement dit, politiquement, à des totalitarismes dévastateurs. On a vu où ont amené les fantasmes de toute-puissance aryenne des nazis.

    Il n’y a aucune place faite aux animaux dans le monde à venir du libre déploiement des possibilités technoscientifiques tel qu’il est promu par les transhumanistes (tout au plus peuvent-ils servir de matériel de recherche, surtout au niveau génétique, comme dans des expériences d’hybridation). L’animal n’est plus là parce qu’il était déjà effacé de l’univers de ces gens. Et cette absence de l’animal fait partie de la cause de leur versement dans une logique inhumaine, celle qui est induite par le champ libre laissé à la passion de toute-puissance. Le corollaire de ce constat est que tout homme ne peut être pleinement humain s’il n’a pas aussi une relation vivante – sympathique – aux animaux.

 

* * *

 

Ce qui est étonnant, c’est qu’on puisse s’étonner ! C’est qu’on puisse découvrir aujourd’hui qu’en quatre décennies l’espèce humaine ait pu exterminer la moitié des populations de vertébrés non humains sur cette planète, sans qu’on s’en aperçoive, sans qu’on s’en soucie, dans l’indifférence.

Ceci est d’autant plus étonnant que nous sommes véritablement attachés aux animaux, nous les aimons, nous les comprenons. Ne sont-ils pas nos compagnons de sensibilité sur cette planète ? N’y a-t-il pas une sympathie telle que nous avons souvent pensé que nous pourrions revivre en tant qu’animal après notre mort ?

Si nous sommes si indifférents aujourd’hui, c’est parce que nous avons laissé les animaux s’éloigner de nous. Et ils ont été éloignés par le modernisme. Le modernisme n’est pas une idéologie sympathique. Il n’est pas gêné de considérer l’animal comme insensible. Il tend à peupler notre environnement d’objets au détriment de nos relations avec d’autres vivants. Il dévalorise la mémoire de notre vécu partagé avec les animaux.

Malgré tout, partout dans le monde, la culture reste pleine d’animaux. C’est parce que ceux-ci nous sont indispensables pour leur valeur symbolique : ils nous aident à savoir qui nous sommes et ce que nous devons être. Cela, l’idéologie contemporaine de la science ne peut l’accepter puisqu’elle est mue par un fantasme infantile de toute-puissance, comme en témoigne le transhumanisme.

Nous sommes ainsi lancé dans une logique d’avenir sans animaux qui est tout – nous voulons dire au niveau des possibilités techniques – sauf sympathique. Ce n’est pas l’avenir que nous voulons.

Il nous faut de toute urgence sauver les animaux. Il nous faut retrouver les animaux. C’est la voie incontournable pour donner un avenir à notre humanité.

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Le don d’organe et la question de l’identité  Ajouter une vignette


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Désormais plusieurs milliers de transplantations d’organe sont réalisées en France chaque année. Il s’agit donc d’une modalité thérapeutique devenue importante et qui apporte un bénéfice décisif de qualité ou de prolongement de vie à de nombreux malades.

Mais il y a un écart important entre la demande de greffons et l’offre d’organes ou tissus en situation d’être transplantés. C’est pourquoi la loi française prévoit le « consentement présumé » du don d’organe post-mortem : celui qui n’a pas refusé de son vivant est présumé consentir qu’on prélève une part de son corps après sa mort pour continuer à la faire vivre par greffe sur un corps malade. D’autre part sont mises en place des actions de sensibilisation au don d’organe, et en particulier au don de rein de son vivant. La greffe du rein est en effet la plus fréquemment pratiquée. Elle permet en particulier au patient d’échapper au lourd asservissement à la dialyse.

   On peut faire connaître son choix de donner ou non ses organes après sa mort – il y a un registre national (en France) qui peut être renseigné par Internet à cet effet. Il sera respecté.

   C’est en rapport à ce choix de don d’organe que se posent un certain nombre de questions philosophiques. Peut-on donner sans intention de donner ? Y a-t-il une propriété légitime du cadavre ? Le propriétaire serait-il la famille ou la collectivité ? Jusqu’où faut-il vouloir continuer à faire vivre un humain au moyen de « pièces détachées » ? Le donneur continue-t-il à « vivre » dans le receveur ? Par nécessité technique, le prélèvement d’un organe est resserré au plus près du diagnostic de la mort ; or ce diagnostic est ambigu – mort cérébrale, arrêt de l’irrigation sanguine, avec des cas de réversibilité – qu’est-ce alors que la mort ? Qu’est-elle, cette mort qui laisse perdurer la vie d’un organe ?

   Toutes ces questions sont en rapport avec le problème philosophique central de l’identité de l’individu humain. Que veut-on dire d’un individu humain quand on dit qu’il est lui-même ? Jusqu’où reste-t-il lui-même dans les transformations qui adviennent à son corps ?

   Ce problème, du point de vue du don d’organe, peut être formulé ainsi : le receveur est-il toujours lui-même après la transplantation ?

   Nous voudrions apporter quelques éléments pour baliser la réflexion sur cette question.

   Imaginons un Roméo contemporain follement amoureux d’une Juliette. Mais ce qui pourrait faire obstacle à son amour, ce n’est pas la haine entre les familles, c’est la mauvaise fortune de Juliette.

   En effet, Juliette est tombée malade et a été diagnostiquée comme souffrant d’une grave insuffisance rénale, elle a dû se faire greffer un rein.

   Roméo aime toujours autant Juliette, mais cela lui fait tout drôle que Juliette possède en elle un îlot de cellules remplissant une fonction vitale essentielle dont le patrimoine génétique appartient (ou appartenait) à un étranger inconnu.

   Et puis Juliette a eu un accident de voiture avec incendie du véhicule, elle a été gravement brûlée au visage. Elle a cependant échappé à la disgrâce de rester définitivement défigurée. En effet le décès concomitant d’une jeune femme a permis de prélever à temps le greffon de la totalité de son visage pour une greffe sur Juliette (la première transplantation totale d’un visage a été réalisée en 2010).

   Roméo va-t-il encore aimer Juliette alors même qu’il ne retrouve plus le visage tant chéri ? On peut penser que cela lui sera difficile, mais non impossible. Certes, c’est comme si Juliette portait un masque pour le restant de sa vie, mais derrière ce masque, elle reste bien sa Juliette avec ses qualités propres qui font son charme – cette manière propre qu’elle a de se poser dans la vie ; ses qualités spirituelles en somme, lesquelles transcendent tous les aléas qui peuvent survenir à sa constitution physique. Et ainsi, ce masque, finalement, ne va-t-elle pas se l’approprier, comme si, avec le temps, elle intégrait à sa personnalité son nouveau visage ?

   Mais voilà que Juliette est victime d’un grave accident vasculaire cérébral qui occasionne une lésion handicapante eu cerveau. Grâce aux progrès de la médecine on va lui greffer de la matière grise – des millions de neurones jeunes et intacts – obtenue par une culture in vitro sur des cellules souches embryonnaires prélevées sur un autre humain. Car il a été montré que ces cellules étrangères peuvent s’intégrer dans un cerveau lésé et développer progressivement l’ensemble des connexions neuronales requises pour une vie normale. Or, c’est par la matière grise que se déterminent les activités physiques et mentales.

   Roméo va-t-il encore aimer Juliette ?

   Ou plutôt : Peut-il encore considérer cette femme possédant une partie du cerveau fonctionnant avec des neurones au patrimoine génétique hétérogène, comme sa Juliette bien-aimée ?

   Que vise véritablement mon amour quand j’affirme que j’aime quelqu’un ?

   Pascal, dans une de ses Pensées (Br. 323), donne une réponse radicale :

   « … Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. »

   Ainsi, selon Pascal, quand on aime quelqu’un on ne peut l’aimer que pour ses qualités. Et comme les qualités de Juliette se perdent l’une après l’autre, notre Roméo, tel qu’il serait vu par Pascal, va l’aimer de moins en moins, voire ne plus l’aimer du tout.

   L’idée implicite de cette pensée est que la personne humaine est connue comme une configuration singulière de qualités à la fois corporelles et spirituelles. Et comme ces qualités sont, comme toutes les choses du monde, changeantes, il n’y a aucune identité de la personne, inébranlable à travers le temps, qui justifierait un amour (ou une haine) indéfectible.

   La pensée de Pascal nous oblige à reconnaître, au moins, que l’identité d’une personne est problématique au niveau de l’expérience commune. Elle nous amène à considérer que les techniques médicales modernes d’implantations de corps étrangers – greffons, prothèses, etc. – pour remédier à des défaillances fonctionnelles du corps, et même parfois de l’esprit, ne font qu’étendre et intensifier les changements qui, dans l’individu, brouillent sa saisie comme personne pérenne.

   Mais, à mieux regarder une telle situation, on s’aperçoit que c’est un trompe l’œil. Car la transplantation d’organe met en lumière un fait très révélateur : le refus tenace de l’organisme d’accepter l’organe greffé –  ce qu’on appelle le phénomène de rejet. Et ce rejet implique un traitement lourd d’immunosuppresseurs poursuivi jusqu’à la fin de vie, afin d’en neutraliser les agents.

   Or, dans ce rejet du greffon s’impose l’idée d’une défense par l’organisme de son identité. En effet les cellules de l’organe importé sont caractérisées par un matériel génétique différent de celui qui est commun à toutes les cellules indigènes. Et l’on constate que ce rejet est d’autant plus vigoureux que le génome est différent. C’est pourquoi on favorise, pour les transplantations possibles avec un donneur vivant, le don d’organe intra familial. La parfaite compatibilité étant obtenue lorsque le donneur possède le même génome que le receveur, ce qui n’est le cas que pour des jumeaux monozygotes.

   Ainsi, il y aurait bien une identité de l’individu humain qui serait donnée par l’uniformité du génome enfermé dans toutes ses cellules, de sa conception à sa mort. Pascal, au XVIIème siècle, ne pouvait pas le savoir : toute personne possède une « qualité » qui ne change pas et qui scelle son identité. Il s’agit de son patrimoine génétique.

   Enfin, il faut plus précisément dire « qui ne changeait pas » jusqu’à ce que, tout récemment, l’on transplante des organes d’un individu à un autre[1].

   Si donc il y a un problème d’identité de la personne humaine, c’est un problème propre à notre modernité. Il découlerait d’audaces techniques où l’on pratique comme moyens thérapeutiques ordinaires, outre l’implantation de prothèses mécaniques, la transplantation d’organes et de tissus, avec la maîtrise des phénomènes de rejet qu’elles engendrent.

   Roméo n’est-il pas fondé à considérer Juliette comme une personne qui diffère toujours plus de celle qu’il aimait au fil de la succession des transplantations, puisque des fonctions essentielles, et qui vont jusqu’à la cognition, relèvent du patrimoine génétique d’inconnus ?

   D’ailleurs avec le progrès constant de ces techniques thérapeutiques, jusqu’où peut aller cette logique de pièces de rechange par transplantation, au fur et à mesure que la fonctionnalité d’organes s’affaisse ? La partie indigène de l’organisme ne pourrait-elle pas devenir minoritaire ? Y a-t-il un obstacle de principe à ce que tout du matériel biologique indigène soit remplacé (ou éliminé par ablation) ?

   Qui serait cet humain vivant de multiples transplantations procédant d’une mosaïque de patrimoines génétiques ?

   Cette question rappelle un problème posé dans l’Antiquité grecque. Chaque année, depuis des siècles, les athéniens faisaient un pèlerinage rituel au temple d’Apollon dans l’île de Délos, à bord d’un navire sacré. Comme ce navire était sacré, il était toujours soigneusement conservé et réparé, dès qu’une planche commençait à pourrir elle était remplacée. Si bien que, du temps de Socrate, toutes les pièces constituant ce navire avaient été remplacées. Question : S’agissait-il toujours du même navire ?

   Non, si l’on prend garde que, puisqu’il n’est plus fait de la même matière, c’est comme si le navire avait changé de nature.

   Oui, pratiquement, puisqu’il s’agissait toujours, pour tous les athéniens, du « bateau de Thésée » (son nom qui le rattachait à la mythologie grecque). La nomination consacre l’accord de tous sur la pérennité de l’embarcation et donc la permanence de son identité. Mais cet accord n’est pas arbitraire. Il est motivé par la continuité de l’expérience partagée et transmise de la forme de l’embarcation qui appelle la nomination « bateau de Thésée ».

   Peut-on transposer ce « Oui » à la personne contemporaine porteuse de greffes ? Certes, elle garde la même identité juridique, et on la nomme du même nom. Mais du point de vue de l’expérience partagée concernant l’abord de cette personne, la continuité est moins évidente. Il y a la coupure nette de la période de l’opération de transplantation et de l’hospitalisation, avec ce véritable hiatus d’expérience que constitue l’anesthésie générale. On retrouve la personne greffée au terme de ce qu’on nomme souvent, à peine métaphoriquement, une « renaissance ». C’est en tout cas souvent le mot qu’emploie le patient lui-même pour exprimer ce sentiment de libération par le recouvrement, grâce au greffon, d’une fonction organique auparavant déficiente.

   Mais cette renaissance n’est pas du tout vécue comme la remise en cause d’une identité.

   Lorsque la personne, après transplantation, dit « Pour moi, c’est une renaissance ! », elle affirme, en même temps que son appropriation de nouvelles possibilités vitales, la permanence de son identité. Car ce « moi » auquel elle réfère la valeur de l’intervention chirurgicale, est le point de référence qui demeure, avant et après la transplantation, et même depuis sa plus tendre enfance, en réalité depuis qu’elle est capable de dire « je ».

   Ce point de référence, absolument immuable, auquel l’individu humain rapporte tout ce qui lui arrive, c’est ce qu’on appelle la conscience de soi.

   C’est pourquoi il faut reconnaître que l’identité d’un être humain consiste fondamentalement dans ce « soi » qui accompagne comme leur horizon tous les événements qui interpellent sa conscience : « Tout cela, c’est toujours à moi que ça arrive ! »

   On comprend alors que l’identité de la personne transcende l’événement que constitue l’apport d‘un îlot de cellules au génome hétérogène suite à une transplantation d’organe. C’est bien « elle », cette personne, qui l’a voulue et qui se retrouve après avec une vie renouvelée ; et si la transplantation s’est faite en dehors de sa volonté pour résoudre une crise sanitaire aigue, c’est encore « elle » qui sera reconnaissante aux thérapeutes de l’avoir tirée d’affaire.

   Le critère de la permanence de l’identité de la personne transplantée est donc tout simplement sa capacité de faire état de ce qui lui est arrivé, que ce soit en positif ou en négatif, même si c’est pour dire son malaise de vivre avec l’organe de quelqu’un d’autre.

   Pourquoi l’identité de la personne peut-elle ainsi enjamber ce qu’il faut continuer à reconnaître comme l’identité biologique de son corps, c’est-à-dire son patrimoine génétique ? Parce qu’elle est d’une toute autre nature. Elle n’est pas un codage chimique d’informations, elle est une valeur. Elle est, du point de vue de chacun, sa valeur absolue. Car c’est par rapport à elle – son « soi » – que prennent sens tous les événements de sa vie, comme c’est par rapport à elle qu’une personne peut intégrer un organe au patrimoine génétique différent, quitte à guerroyer le restant de sa vie contre les défenses immunitaires de son organisme.

   Le bon point de vue à adopter pour bien le comprendre est le point de vue temporel. Au long du temps mon corps change profondément à travers les âges de la vie, et il peut changer jusque dans sa nature la plus intime – implants mécaniques, organes greffés. Mon « moi » ne change pas. En réalité, du point de vue de mon expérience vécue tout change, sauf mon « moi », le seul point fixe de mon existence. C’est pourquoi il transcende tous les changements.

   Mon « moi » ne change pas dans la mesure où mon existence est un flux de conscience continu. Et cette continuité est nécessaire pour que « je » puisse faire le lien entre tous les contenus de conscience. C’est pourquoi nul être humain a pu et pourra jamais témoigner d’un hiatus dans le courant de conscience qu’est sa vie. Notre seule expérience de modifications brusques de ce courant ne concerne que des changements de niveau de conscience : la conscience continue mais dans un autre régime (rêverie, sommeil, évanouissement, coma). Si une véritable rupture de la continuité de la conscience est possible – la question reste ouverte – elle ne peut être que la mort.

   Il ne faut pourtant pas interpréter la thèse de la transcendance de la conscience de soi comme relevant d’un idéalisme échevelé. Si l’on respecte l’expérience commune, c’est-à-dire celle qui peut être partagée par tous, il faut rappeler qu’il n’y a pas d’esprit qui ne soit associé à un corps, et plus précisément un corps vivant (sans préjuger de son niveau d’organisation, de la cellule au mammifère supérieur)[2].

   La mémoire qui unifie l’ensemble des vécus d’un individu sous l’égide de son « moi » doit donc être rattachée à un support vivant. Il semble, en l’état actuel des sciences neurologiques, que l’on puisse relier la gestion de la mémoire à plus long terme (« mémoire profonde »), à l’acitivité d’une région très enfouie du cerveau humain que l’on appelle « hippocampe ».

   À ce stade deux questions restent ouvertes :

1.     La séparation de l’hippocampe du reste du corps – ou son ablation – entraînerait-elle la mort immédiate ?

2.     Sinon « qui » serait le greffé de l’hippocampe, ou du cerveau entier (possibilité qui n’est pas exclue par les chercheurs en transplantation d’organe) ?

    

   Si véritablement Roméo est aussi profondément amoureux de Juliette qu’il l’affirme, s’il l’aime vraiment elle, c’est-à-dire en sa personne en tant qu’elle surplombe ses qualités particulières, il continuera à l’aimer, même après plusieurs transplantations.

   Mais l’on ne saurait se prononcer en ce qui concerne la transplantation de l’hippocampe ou du cerveau de Juliette.

   D’ailleurs cette question n’est-elle pas purement casuistique ? L’humanité n’aura-t-elle pas bien d’autres questions à résoudre avant celle-ci ?

   Ainsi le problème éthique principal que pose le don d’organe ne serait pas tant dans la remise en question de l’identité du transplanté, que dans le sens de la lutte contre la « bio-logique » au moyen des techniques thérapeutiques. Car la logique du vivant est un vieillissement des tissus jusqu’à ce que l’organisme ne soit plus en capacité de fonctionner au bout de quelques décennies (pour l’homme) ; elle est aussi un refus d’intégration de tout corps vivant reconnu comme étranger en ce qu’il possède un génome hétérogène. Mais cette finitude de l’individu vivant qui en découle n’est-elle pas le pendant à sa capacité de reproduction? Et ce système mortalité/reproduction n’est-il pas propre à assurer une pérennité dans le dynamisme de l’espèce ?

   Jusqu’où alors peut aller cette lutte du thérapeutique contre le biologique dans un contexte culturel d’incessantes innovations techniques ? En fonction de quelles valeurs pourrait-on lui imposer des limites légitimes ?

  


[1] Il faut aussi mentionner la thérapie génique, encore balbutiante, qui consiste à insérer un gène étranger, modifiant, dans un but thérapeutique, le génome de certaines cellules.

[2] L’idée d’une « intelligence artificielle » procède d’un abus de langage, il n’y a que des effets particuliers d’intelligence humaine obtenus par montage technique de traitement de l’information.

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À propos d’une citation de Tocqueville : « Je tremble, je le confesse, qu'ils [les citoyens] ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que l'intérêt de leur propre avenir et de celui de leurs descendants disparaisse. »

Nous vous convions à porter attention à cette simple phrase écrite il y a près de 2 siècles par Alexis de Tocqueville :

« Je tremble, je le confesse, qu'ils [les citoyens] ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que l'intérêt de leur propre avenir et de celui de leurs descendants disparaisse, et qu'ils aiment mieux suivre mollement le cours de leur destinée que de faire au besoin un soudain et énergique effort pour le redresser. » (De la démocratie en Amérique, tome II, 3ème partie, chapitre 21 – 1840)

C’est bien de nous qu’il parle ! C’est bien notre situation présente que de nous voir sur une trajectoire historique ne pouvant mener qu’à une cascade de catastrophes et de nous sentir dans l’incapacité de reprendre en main cette destinée pour la redresser ! Ce « nous » devant être pris au sens le plus large, celui d’une société désormais mondialisée sous les lois du marché – celui d’une humanité qui se retrouve comme piégée.

Mais, au-delà des sentiments d’étonnement, voire d’admiration, pour la prescience de notre ancêtre, il est important d’apercevoir la manière dont il nous interpelle.

 

Car il n’est pas du tout question de réchauffement climatique ou de crise écologique. Il est question de jouissances présentes, d’investissement de l’avenir, de lâcheté et d’énergique effort.

Tocqueville nous parle d’une opposition entre le bien – le fait d’investir l’avenir pour le bien commun – et le mal – continuer à courir après les éphémères et individualistes « jouissances présentes ». Il « tremble » de voir l’humanité sur une trajectoire où l’on choisirait plutôt son plaisir à court terme que le bien à long terme.

Ce qu’il vise est donc bien un problème moral de comportement !

On le sait, le mot « moral » est aujourd’hui mal aimé. Mais le rejet du mot n’empêche pas la présence de la chose ! L’espace public regorge aujourd’hui de jugements sur ce qu’il est mal de ne pas faire, sur ce qu’il serait bien de ne plus faire, sur ce qu’on a devoir de faire de toute urgence, pour freiner le changement climatique, pour préserver l’avenir de l’humanité.

C’est pour cela que la citation de Tocqueville est saisissante : elle nous renvoie, du fond de notre histoire, le caractère fondamentalement moral de la crise actuelle de l’humanité.

Et il nous faut bien en entendre la leçon. Car ce n’est pas le risque que l’on se détourne du bien pour choisir le mal qui fait trembler Tocqueville. Il appréhende précisément que nous voyions le bien, que nous voulions le bien, mais que nous n’ayons pas le courage de changer nos principes de comportement pour nous engager vers le bien.

Effectivement ! Nous nous abreuvons de discours sur le bien, sur la manière d’aller vers le bien ; nous sommes capables de composer de très intéressants échéanciers du bien – 2040 : fin du moteur thermique ; 2050 : neutralité carbone ; 2100 : pas plus de 1,5°C d’augmentation de la température sur la planète,… mais nous savons que nous ne les respecterons pas. Pourquoi ? N’avons-nous pas toutes les connaissances, toutes les capacités techniques, et le désir bien sûr, pour cette reprise en main de notre destinée ?

Que nous manque-t-il, sinon le courage?

Ainsi, il doit être clair que le fond de notre problème est moral, que le choix de notre comportement se pose précisément dans les termes exposés par Tocqueville : la lâcheté des satisfactions à court terme de la société de consommation ou le courage des décisions à long terme pour le bien commun.

Ce qui illustre le caractère moral de ce choix est le fait que la lâcheté est loin d’être le comportement général. Il y a aussi beaucoup de courage dans la société ! On le voit clairement du côté des citoyens – les conclusions de la « Convention citoyenne sur le climat » en France en sont une illustration. Mais on trouve aussi d’innombrables initiatives généreuses, voire admirables, de citoyens, tout particulièrement dans les jeunes générations, pour créer des brèches qui ouvrent l’avenir.

Pourtant, tout cela ne saurait être décisif pour déclencher ce « soudain et énergique effort » dont la nécessité était anticipée par Tocqueville. Car c’est bien la lâcheté qui prédomine ! La lâcheté courtermiste[i] est encore largement promue comme le comportement « normal », et l’engagement pour l’avenir est encore souvent jugé comme perturbateur.

Nombreux sont ceux qui, surtout s’ils ont une estrade qui porte leur voix dans l’espace public, fleurissent leurs discours de belles paroles sur la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité et, descendus de leur estrade, persistent dans la routine de leurs comportements courtemistes. Et, bien sûr, plus on a une position de pouvoir élevée dans la société, plus sa responsabilité morale est importante. Si la situation actuelle est aussi critique, c’est parce que les grands postes de pouvoir sont occupés le plus souvent par de grands lâches. Cela se voit du côté des affairistes de l’économie, ceux qui bornent leur horizon à l’attente de l’évolution du cours de leurs actions (boursières) ou celle de leurs parts de marché. Cela se voit du côté des politiques lorsque ceux-ci, pour mieux assurer leurs arrières (et leur carrière), édulcorent, stérilisent parfois, en catimini, les réformes nécessaires grandiloquemment annoncées aux citoyens.

Mais les grands lâches n’existent que par ceux qui leur permettent d’exister.

Cette lâcheté semble avoir atteint son acmé dans les phénomènes de post-vérité – le fait de vouloir imposer la réalité conforme à ses sentiments en niant la réalité objective[ii] – dont certains des protagonistes sont quand même parvenus à se faire élire comme responsables politiques présidant aux destinées de millions d’individus. En effet la « vérité alternative » (telles les affirmations conspirationnistes concernant les élections américaines ou la pandémie au Brésil) est le subterfuge ultime pour imposer la réalité selon son sentiment puisqu’elle résout radicalement le problème de l’avenir commun en sortant ses adeptes du monde commun (celui que désignent les mots du langage en ce que leur signification renvoie à la sédimentation de l’expérience commune).

On sait très bien que les grandes lâchetés seront vouées aux gémonies par ceux qui en éprouveront les malheureuses conséquences. Comme seront reconnues et louées les initiatives courageuses. Mais, afin de pouvoir dénoncer de manière appropriée la lâcheté ambiante, il convient d’en relever un motif particulier présent dans le texte de Tocqueville. Car cette citation montre que dès les premières décennies du XIXème siècle les éléments de cette crise morale de la société industrielle de consommation, en laquelle la lâcheté du court terme pouvait occulter la vision de l’avenir, se mettaient déjà en place. Autrement dit, cette problématique morale a un profond enracinement dans notre histoire. Elle peut donc être aussi une grille de lecture de notre histoire sociale des deux derniers siècles. Pour le moins on peut alors en tirer l’idée que, non sans mal, non sans violences, c’est finalement la logique courtermiste de la lâcheté qui a prévalu. C’est pourquoi la société, aujourd’hui mondialisée, se retrouve sans avenir, piégée.

Finalement, la mise en perspective de Tocqueville nous révèle que l’élision de l’avenir que signifie la culture courtermiste des jouissances individuelles, est tout autant une élision de notre passé.

Le courtermisme est en somme la perte du sens de son existence comme partie prenante de l’aventure humaine.

Ainsi, pour renouer avec notre moralité historique, et donc pour récupérer notre puissance de choisir notre avenir commun, n’est-il pas prioritaire de nous retourner vers notre histoire passée pour en comprendre les choix faits, et les possibles délaissés ?

***

Dans le même esprit : Le sens du lointain

 

 

 


[i]  Voir notre article Approche du courtermisme

[ii] Voir notre article De quoi la post-vérité est-elle le nom ?

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Le transhumanisme peut-il faire rêver ?  Ajouter une vignette


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À propos du film Lucy de Luc Besson (juillet 2014).


Les principaux ingrédients de l’idéologie transhumaniste sont bien présents dans Lucy – le film de Luc Besson sorti en l’été 2014 :
    – la condition humaine est jugée trop déficiente pour qu’on s’en contente,
    – cette déficience est présentée comme une donnée objective incontestable, puisqu’elle est même chiffrée : les humains n’utiliseraient que 10 % des capacités de leur cerveau,
    – le remède est apporté par la science, comme sur un plateau, sous forme d’une molécule synthétique capable de démultiplier les facultés psychiques à proportion de la quantité diffusée dans l’organisme,
    – la dématérialisation, l’ubiquité, l’immortalité et le savoir absolu sont accessibles par la prise de cette substance psychotonique extraordinaire en quantité suffisante – on est alors dans l’activité cérébrale à 100 %,
    – ce savoir absolu est déportable sur un support numérique,
    – Le changement radical de l’être naguère humain (justifiant le préfixe trans- de transhumanisme) est symbolisé par une scène de rencontre de deux index (cf. La création d’Adam, par Michel-Ange, Chapelle Sixtine à Rome) afin de faire comprendre que le posthumain ainsi obtenu est comme un état divin qui nous appelle, nous, pauvres humains déficients.

Certes, ainsi mis en scène, ces éléments du transhumanisme prennent une forme caricaturale. Quelle pauvreté que cette représentation de la pensée humaine comme performance mesurée proportionnellement à la quantité de petits cristaux bleus ingérés – forme sous laquelle est présentée la fameuse substance bonifiante – par l’organisme !

Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est de mettre en place le récit efficace pour une adhésion imaginaire à la perspective transhumaniste. Il s’agit de faire rêver sur l’idée d’aller au-delà de l’humain, il s’agit de faire rêver sur l’idée transhumaniste. La construction du film est, à cet égard, éloquente. Elle est toute entière fondée sur la dichotomie entre les pauvres humains – souvent montrés éclaboussés de sang – toujours en échec dans leurs menées pour le pouvoir et la richesse, et l’héroïne – Lucy – toujours plus puissante, plus irrésistible, à mesure qu’elle augmente ses doses de petits cristaux bleus, jusqu’à atteindre une omnipotence quasi divine. Une seconde dichotomie se greffe sur la première qui oppose aux mauvais impuissants que sont les trafiquants de drogue, le bon impuissant qu’est l’universitaire qui enseigne la théorie de la déficience quantifiable de l’homme, et qui bénéficiera finalement du savoir absolu de l’héroïne posthumanisée, sous forme de clé usb – et par là son droit d’entrée, et de faire entrer, dans la posthumanité.

Mais le film est-il efficace ? Certes, il ne lésine pas sur les effets spéciaux pour nous faire participer, très souvent en vision subjective (comme si c’était nous), aux pouvoirs surhumains de Lucy. Mais qui peut se laisser prendre ? L’écran de la salle de cinéma se révèle fonctionner tout comme l’écran tactile familier du spectateur : la volonté de l’héroïne nous fait zapper à travers les apparitions et disparitions, à travers les milliards d’années et les régions les plus reculées de l’univers, sur l’écran de cinéma, avec la même aisance par laquelle notre doigt fait se succéder les vues sur notre smartphone. L’héroïne Lucy (Scarlett Johansson), à laquelle nous devons nous identifier, a un fort goût de réchauffé, comme le retour d’une héroïne de jeu vidéo – une Lara Croft devenue immanquablement omnipotente.

Mais les écrans tactiles et les jeux vidéos ne sont pas nos rêves, ils sont notre réalité. Et c’est une réalité plutôt triste. Et ceci pour deux raisons :
     – Elle représente, la plupart du temps, soit le temps du travail, soit celui du divertissement. Or ces deux formes d’activités, par nature, manquent de sens. Parce que, en société marchande, le travail est presque totalement enchaîné à une nécessité factice qui prend comme en otage notre énergie et notre temps. Parce que dans le divertissement nous nous détournons du souci de faire de notre vie quelque chose de bien.
    – Notre interaction accaparante avec les appareils numériques – souvent en permanence connectés – à écran, nous absente a priori de la présence des autres. Or, c’est de la présence vivante d’autrui que dépendent les expériences les plus précieuses de la vie.

Rien de plus banal dans notre environnement technicisé contemporain que ces réalités extraordinaires affichées sur écran par traitement informatique. Non, Lucy est une fiction qui ne fait pas rêver, justement parce qu’elle nous reconduit largement dans notre réalité prosaïque. Or le rêve c’est l’imaginaire par lequel, emportés sur les ailes du désir, nous nous évadons de la réalité prosaïque.

Mais peut-il en être autrement dans une fiction portant sur le transhumanisme ? Celle-ci, en effet, prétend nous embarquer au-delà de l’expérience humaine possible. Par exemple Lucy, vers la fin du film, sort de l’ici-et-maintenant : elle ne peut plus être référée à notre espace et notre temps. Notre imaginaire ne peut tout simplement pas partager les expériences d’un tel être : elles ne peuvent le faire rêver. C’est pourquoi la fiction ne peut fonctionner. Le spectateur ne peut s’évader imaginairement de la salle pour vivre les aventures de l’héroïne. Il reste conscient d’être face à un écran – un de plus – qui lui montre des images extravagantes.

C’est parce qu’il est un être fini – susceptible d’inquiétude, de souffrance, d’échec, et mortel – que l’homme est un être désirant et rêveur. Le transhumanisme est l’idéologie qui annonce la suppression de sa finitude. C’est une idéologie qui porte donc en elle la suppression du rêve. Et cela se manifeste déjà dans le visionnage d’une fiction qui veut mettre en scène le posthumain.

Nul ne rêvera jamais de transhumanisme. Nul ne se rêvera jamais en posthumain. Mais nul ne se rêvera jamais immortel non plus. Tout simplement parce que notre imaginaire, si fantaisiste qu’il puisse être, est toujours dérivé de notre expérience possible.

Mais, répondra-t-on, tout le monde ne rêve-t-il pas d’être immortel ? On confond ici l’investissement et le rêve. Notre désir peut investir l’immortalité, mais comment l’imaginer autrement que sur la base de notre condition de mortel ? Quelle pensée d’être immortel pouvons-nous former alors si ce n’est l’idée d’une existence délivrée de la peur du vieillissement et de la mort ? Mais comment se représenter un telle existence ? À quel âge ne plus vieillir ? Qu’est-ce que vivre une existence qui ne s’inscrit plus dans la chair, en laquelle le temps glisse sur le corps comme l’eau sur les plumes du canard ? Si l’on essaie de décrire l’immortalité, comme le transhumanisme ou le posthumain, on rentre d’emblée dans l’irreprésentable. Comment se représenter la « Singularité », cet état annoncé très prochain par des transhumanistes, en lequel notre conscience deviendrait mieux appropriée à être déportée sur des machines ?

Le transhumanisme est à ajouter, après bien d’autres conséquences d’inventions techniques contemporaines, aux réalités qui, selon Gunther Anders, manifestent le « décalage prométhéen » de l’homme contemporain : cet écart grandissant entre son action technique et sa pensée. Un effet de ce décalage est l’irreprésentabilité des conséquences. On la retrouve, entre autres, avec l’arme atomique, avec l’industrie de l’énergie nucléaire, et même aussi avec l’usage des pesticides systémiques.

 On ne peut rêver de transhumanisme tout simplement parce que, en tant que tel, il est irreprésentable. Tout au plus peut-on se représenter un technologisation toujours plus poussée de nos existences dans le prolongement de ce que l’on vit aujourd’hui. Et les uns et les autres investiront plus ou moins cette perspective. Mais on n’est alors pas du tout dans le changement radical de la condition de l’homme prédit par le préfixe trans– de transhumanisme.

La leçon de tout ceci est que le transhumanisme est un objet de pensée tout-à-fait singulier. Il est un investissement dans un avenir qui ne peut pas être décrit. Il est donc un idéal qui ne peut être une utopie. Une utopie c’est la description d’un état idéalisé de l’humanité dans les termes de son expérience possible, autrement dit, c’est la description d’un monde possible. Le transhumanisme ne renvoie à aucun monde possible.

Si bien que, ne se référant à aucune réalité descriptible, ne parlant d’aucun monde possible, le mot « transhumanisme » est un mot qui ne nous dit rien. Il est ce que nous avons appelé un « mot-signal » : il déclenche un comportement, et d’abord un sentiment dont le comportement sera la réaction. Selon les promoteurs du transhumanisme, ce sentiment se veut d’espoir : le progrès technoscientifique pourra résoudre tous nos problèmes. Mais, de fait, il est souvent un sentiment d’appréhension : quels dégâts le progrès technoscientifique va-t-il encore provoquer ? Pourquoi ? Parce que les gens ne pouvant se représenter le transhumanisme sont naturellement enclin à le questionner, et donc à le réfléchir. Si bien que le transhumanisme, parce qu’il ne peut pas être autre chose qu’un signal, pourrait assez vite se révéler un signal contre-productif.

C’est peut-être pourquoi Lucy, le film de Besson, se garde bien de parler de transhumanisme, alors même qu’il en promeut sans réserve l’idéal dans sa tentative de le mettre en scène. Mais cela ne change rien au fond : le transhumanisme ne nous fera jamais rêver.

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Le sens du projet transhumaniste ne serait-il pas de court-circuiter la possibilité d’une humanité enfin devenue pleinement elle-même?

La perspective transhumaniste
Le transhumanisme est une pensée qui commence à se faire largement connaître en affirmant la possibilité et la désirabilité d’une évolution radicale de notre espèce grâce au progrès technique. Les transhumanistes voient dans la conjugaison des techniques nouvelles, les N.B.I.C. (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, sciences Cognitives), la possibilité de faire advenir une autre espèce qui ne serait plus simplement homo sapiens et qui ouvrirait une nouvelle contrée de l’évolution qui serait celle des posthumains : des êtres dont la différence spécifique est d’avoir un substrat biologique indéfiniment à la merci des artifices techniques.

Présenté ainsi, le transhumanisme peut apparaître comme une idéologie assez extravagante et obscure, un peu délirante même, qu’on pourrait laisser, sans en faire grand cas, à quelques esprits excentriques. Il y a cependant plusieurs raisons de la prendre très au sérieux.

Le fantasme de la toute-puissance
Le transhumanisme n’est en effet que l’extrapolation d’un sens du progrès technique qui est déjà dominant aujourd’hui dans les représentations communes.

Traditionnellement, l’objet technique avait sa raison d’être comme solution à un certain type de problèmes qui se posaient aux hommes : ceux qui concernaient la maîtrise des moyens matériels appropriés à leurs fins. Aujourd’hui la technique prétend valoir comme solution à tous les problèmes de l’homme. Sait-on encore que la violence est essentiellement un problème moral? Dans le monde contemporain on traite de plus en plus la violence comme s’il elle relevait uniquement de problèmes techniques : barrières, murs, caméras de surveillances, pistolets Taser, emprisonnements, bracelets électroniques, médication psychotrope, etc.

La vérité est qu’aujourd’hui la technoscience – l’indissociable solidarité entre l’avancée de la science et celle de la technique – vaut désormais comme « substitut à la religion pour autant qu’elle incarne derechef l’illusion de l’omniscience et de l’omnipotence – l’illusion de la maîtrise » (Castoriadis, Le monde morcelé – 1990). Le transhumanisme ne fait que prolonger jusqu’à son terme cette ligne d’investissement de la technoscience comme incarnation de la Toute-Puissance. Il est la nouvelle eschatologie : le salut adviendra par la science et la technique! La grande différence avec les religions traditionnelles est que cette toute-puissance est attribuée à l’homme lui-même. Par le transhumanisme, l’homme exprime sans retenue un vieux fantasme de toute-puissance : celui de faire plier la Nature à son gré. On est bien dans l’irrationnel, mais c’est un irrationnel qu’il ne faut pas prendre à la légère car c’est lui qui motive pour partie la surconsommation actuelle d’objets techniques, si dommageable pour l’environnement; et nous avons montré par ailleurs combien ce fantasme pouvait avoir un profond enracinement dans l’histoire de l’espèce.

Si bien que le train de l’aventure humaine est d’ores et déjà sur les rails du transhumanisme.

Ce n’est pas un hasard si le transhumanisme apparaît et se répand d’abord en Amérique du nord dans des cercles de recherche de pointe privilégiés et proches des centres de décision économiques et politiques les plus importants de la planète. Pour bon nombre de militants transhumanistes, le dépassement de l’humanité relève déjà de projets concrets – contrôle mental de prothèses articulées, introduction de nanorobots pour la réparation et l’entretien du corps, etc. – qu’ils sont capables de mettre en œuvre en mobilisant capitaux et moyens nécessaires. Voir à ce propos le film de Philippe Borrel : Un monde sans humains.

La dernière utopie du bonheur?
Les transhumanistes décrivent ainsi la condition de l’être nouveau pour l’avènement duquel ils veulent orienter les politiques publiques : « atteindre des hauteurs intellectuelles plus élevées que le génie humain dans un rapport analogue à celui des humains par rapport aux autres primates; être résistant à la maladie et imperméable à l’âge; avoir une jeunesse et vigueur éternelle; exercer un contrôle sur ses propres désirs, ses humeurs et ses états mentaux; être capable d’éviter des sentiments de fatigue, de haine, ou d’énervement pour des choses insignifiantes; avoir une capacité accrue pour le plaisir, l’amour, l’appréciation de l’art, et la sérénité; expérimenter de nouveaux états de conscience que les cerveaux humains actuels ne peuvent atteindre ». (Documents de la World Transhumanist Association, FAQ, 1.2 - Qu’est-ce qu’un Posthumain ?)

Voilà qui ne peut manquer d’intéresser, de séduire même! Car cela ne peut que faire résonance aux désirs de chacun. Cela signifie un état où les humains seront enfin délivrés des obstacles auxquels ils se sont constamment heurtés : l’incompréhension, l’échec, la maladie, le vieillissement, la violence incontrôlée, la mort, etc, Ce qui est décrit ici, c’est tout simplement une vie de bien-être généralisé. Ce qu’annoncent les transhumanistes, c’est une forme de bonheur par le moyen de la technoscience. Ils affirment que les techniques rendues possibles par les N.B.I.C. seront capables d’abolir les limites propres à la condition humaine. Dès lors effectivement, il peuvent parler d’une condition posthumaine. Et le posthumain sera « heureux » !

Or, il est de notoriété publique que tout le monde court après le bonheur. Comment tout le monde ne marcherait-il pas avec le projet transhumaniste?

Le transhumanisme est une nouvelle utopie du bonheur. « Utopie » – de u-topos = lieu de nulle part –, car si elle porte sur un avenir qui nous concerne, elle parle d’une espèce qui n’est plus la nôtre et donc d’un lieu qui nous est étranger. Mais c’est une utopie qui ne peut pas être écartée comme une simple rêverie car elle est formulée et accréditée par des scientifiques dont la compétence est incontestable souvent par des découvertes de grande portée (tel Kurzweil). Pourtant rappelons-nous qu’une autre grande utopie du bonheur, celle de la société communiste de Marx, se réclamait également de la science. Elle s’est historiquement révélée comme une cruelle illusion.

Il y a deux facteurs qui disqualifient la prétention à la scientificité en ce qui concerne l’utopie d’un état de bonheur :

  • Lorsque l’on se prononce sur le sens de l’Histoire on se trouve au-delà du domaine de l’expérimentation. L’homme de science n’a donc pas a priori un discours supérieur à quiconque car ce n’est pas la méthode scientifique (qui fonde la vérité sur la dialectique théorisation/expérimentation) qui opère.
  • Et ceci d’autant plus que l’idée de bonheur est très particulière, comme le remarquait Kant : « Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble » (Fondements de la Métaphysique des mœurs – 1785). Le bonheur est en effet une pensée qui s’impose à l’individu comme imaginaire de la maximisation de ses plus pleines expériences de bien-être, lesquelles remontent le plus souvent à la prime enfance. C’est cet inévitable fondement imaginaire qui rend l’idée de bonheur inapte à un traitement objectif permettant l’élaboration d’un projet collectif.

C’est d’ailleurs ce qui se constate dans le mouvement transhumaniste. Le parfait consensus dans la description de cet être paradisiaque que la technique exempte de toute possibilité de problème fait l’unité du mouvement. Mais tout ce monde se déchire lorsqu’il s’agit de préciser le projet, c’est-à-dire de quelle manière, et par qui, ce but sera atteint : on trouve des démocrates, des extrémistes totalitaires, des extropiens, des singularistes, etc. Nul doute que cette nouvelle utopie aura le destin des précédentes, celui d’une brutale désillusion pour ceux qui s’y seront laissés prendre.

La dimension publicitaire du transhumanisme
En réalité l’utopie transhumaniste n’est tout simplement pas crédible. D’abord parce qu’elle est surdéterminée par des motifs subjectifs comme on l’a vu ci-dessus – fantasme de toute-puissance et imaginaire du bonheur –, mais aussi parce qu’elle est tout simplement incohérente comme nous l’avons montré ailleurs.

Ce n’est donc pas tant la perspective transhumaniste en elle-même qu’il faut redouter que l’impact que sa proclamation peut avoir sur la vie sociale.

Si l’on veut faire simple sans craindre d’être un peu sommaire on peut brosser ainsi le tableau de la vie sociale actuelle :

Nous sommes dans un monde mercatocratique c’est-à-dire organisé en fonction des intérêts d'un pouvoir marchand passionné par la valeur d’échange (l’argent).
La mercatocratie n’est pas le pouvoir politique du marchand en tant que tel : la République de Venise du XV° siècle, menée par une oligarchie marchande n’était pas mercatocratique.
En un tel monde la valeur cardinale à laquelle toutes les autres sont ordonnées, est la valeur d’échange. La valeur d’échange est d’autant mieux captée par le marchand que les flux de marchandises sont plus accélérés et multipliés. Or un des leviers les plus efficaces à cet égard est la technicité de la marchandise : plus un bien est technique plus il échappe à l’autoproduction et rend dépendant du système marchand. D’autre part le différentiel technique d’un bien crée un nouveau marché tout en accélérant l’obsolescence des biens techniquement inférieurs. La mobilisation des individus pour l’animation de ces flux amène une intense activité de recherche et d’innovation qui dépasse la demande spontanée des populations appelées à acheter les nouveaux biens, mais elle implique aussi que la vie sociale de chacun soit essentiellement structurée par le cycle travail/consommation dans la production/destruction incessante de biens marchands.

Nous avons montré ailleurs que tout cela manque de sens humain, rabattant l’existence sur la satisfaction de besoins.

En apportant une utopie du bonheur qui satisfait aussi le désir de toute-puissance, le transhumanisme comble le manque de sens de nos sociétés mercatocratiques. Auparavant le culte de la marchandise ne pouvait avoir de sens que pour les passionnés de valeur d’échanges; pour les autres, à part les plaisirs de la consommation, il fallait chercher ailleurs (hors la société) des satisfactions plus humaines. Le transhumanisme donne un but, qui peut valoir pour tous, à l’activisme marchand et à la profusion débridée de nouvelles techniques. Il peut valoir pour tous parce que non seulement il va dans le sens des désirs profonds de chacun, mais il annonce aussi la solution à tous les problèmes collatéraux à cette croissance de l’économie marchande? N’invoque-t-on pas les nanotechnologies pour résoudre le problème du réchauffement climatique?

Le transhumanisme utilise ainsi le même procédé de séduction que l’affichage publicitaire qui inonde l’environnement humain en société mercatocratique : associer la technicité à l’idée de bonheur en faisant résonner dans l’acheteur potentiel d’un bien, la présence d’innovations techniques avec son désir de bonheur.

Ce n’est, bien sûr, pas un hasard. L’absurdité d’une vie sociale organisée pour la valeur d’échange comme Souverain Bien s’impose de plus en plus, et à de nombreux points de vue – nuisances environnementales, symptômes d’une grave crise écologique, injustices insupportables, désintégration des relations sociales (celles fondées sur la confiance nécessaire à l’équilibre humain), compétition généralisée qui engendre un activisme épuisant, perte d’autonomie par la multiplication des dépendances matérielles (médicaments, écrans, et autres objets de consommations), etc.

Le transhumanisme est la réclame qui doit, en nos consciences, opérer la rédemption de tout ce négatif : tout ce dont vous souffrez aujourd’hui sera racheté en posthumanie au centuple!

Bien sûr, pour réaliser cette ambition, les transhumanistes ne doivent pas lésiner dans la surenchère de l’optimisme, de l’irréalisme, et ne pas craindre l’incohérence. Leur discours peut passer car, comme dans toute publicité, lorsque le désir de bonheur est suscité, l’esprit critique a tendance à se mettre en veilleuse, surtout si le message est présenté comme cautionné par la science.

Ainsi, le transhumanisme est le seul message idéologique qui puisse donner sens à la course en avant effarante qu’est devenue aujourd’hui la civilisation marchande mondialisée.

L’humanité devant soi
Naguère notre humanité était prise en otage par le clerc médiateur d’une autorité divine attributrice d’une vie éternelle; aujourd’hui elle est encore prise en otage par le marchand passionné de valeur d’échange et pourvoyeur de biens à consommer.

Naguère l’homme faisait la bête dans le troupeau du Seigneur; il fait désormais la bête dans le parc humain marchand où la plus grande part de son énergie vitale est requise à travailler et à consommer.

L’homme a l’essentiel de son avenir humain devant lui.

Rappelons le message inaugural de l’humanisme par la voix de Pic de la Mirandole (il utilise la fiction d’une adresse de Dieu à Adam) :
« Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. (…). Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines ». De la dignité de l’homme (1486)

Hé bien, regardons l’Histoire depuis cette déclaration : l’homme fait surtout la bête!

Pour comprendre ce que peut être cette « régénération en formes supérieures, qui sont divines », il faut dans doute penser à l'attribut essentiel du divin qui est celui de créer ce qui a absolument de la valeur. Il se pourrait bien qu’être humain ce soit être libre de créer afin de donner sa plus grande valeur possible à cette ouverture que signifie l’absence de « nature définie » à l’avance, de « bridage », qui distinguerait, selon Pic, l’humanité des autres espèces.

C’est pourquoi l’homme n’exprime pas seulement une nature, comme l’animal, mais développe une culture. La culture est ce que l’homme crée de sa propre initiative, par quoi il enrichit le donné naturel, et qu’il préserve parce que cela lui renvoie sa valeur propre. Mais une culture qui se développe de manière incontrôlée sur la base de la satisfaction de besoins au moyen d’une prolifération de marchandises technicisées, ressemble plutôt à une tumeur qu’à un enrichissement du monde; l‘homme finit par ne plus pouvoir s’y mirer et y trouver une conscience de sa valeur propre; il s’en trouve malheureux, même s’il a les moyens de toutes les satisfactions souhaitables.

Autrement dit, le chemin vers la pleine liberté – vers la réalisation de l’humanité – est encore à accomplir.

C‘est sans doute un effet de l’accaparement des énergies et des consciences par la logique marchande que ce chemin, quoique très présent et très familier, ne soit que très peu perçu en tant que tel. Il l’a été cependant réfléchi de façon claire et précise par Hanna Arendt (dans La condition de l’homme moderne). L’homme, remarque-t-elle peut donner plusieurs valeurs à son activité :

  • Lorsqu’il réunit les moyens pour entretenir sa vie, il « travaille »
  • Lorsqu’il produit un bien, non pour sa satisfaction personnelle, mais pour qu’il ait une valeur dans la culture humaine, il fait « œuvre »
  • Lorsqu’il s'efforce de se mettre d’accord avec autrui pour définir les règles communes de comportement qui favoriseront l’enrichissement de la culture par chacun, il est dans l’« action » politique.

Dans le travail, il est assujetti à la nécessité de sa nature physiologique comme l’est l’animal : il exprime son animalité, et non encore son humanité.
Dans l’œuvre, comme dans l’action, l’homme agit pour le développement de la culture, c’est-à-dire pour donner sa plus grande valeur à son humanité. Il est alors pleinement libre.

Le paradoxe de la situation de l’homme sous domination mercatocratique est d’être amené à traiter des biens qui ne sont pas nécessaires pour l’entretien et la reproduction de sa vie, comme s’ils lui étaient nécessaires, et donc de ne plus être libre à leur égard. Ce sont ces biens que l’on appelle « marchandises ». Comme, depuis plus de deux siècles, le domaine de la marchandise s’étend sans cesse à de nouveau types de biens, les hommes sont de moins en moins libres.
Pour des analyses plus complètes sur le sens de l’activité en contexte mercatocratique lire mon essai  Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète?

Conclusion
Cela est assez simple, finalement, pour l’homme, d’aller vers sa liberté. Il lui suffit de donner un autre sens à son activité.

Et plus l’activisme marchand manifeste son absurdité, plus l’on voit la valorisation des activités dans le sens de l’œuvre et de l’action. Celles-ci se retrouvent presque partout – puisque ce n’est pas tant la forme et la place sociale de l’activité qui joue, mais son sens – elles peuvent prendre de l’ampleur dans des mouvements populaires politiques, économiques ou autres (le mouvements des « indignés », des productions coopératives, des ONG, etc.). Mais c’est surtout dans une infinité d’initiatives locales ou personnelles (retour à la nature, à l’artisanat, récupération/recyclage, etc.), de micro attitudes (l’attention du salarié à la valeur de ce qu’il fait, le plaisir de réparer plutôt que de racheter, etc.) que s’exprime ce désir de liberté. Il est vrai que, pour la mercatocratie, ces mouvements de défection vis-à-vis de la marchandise dans les pays développés sont largement compensés par la mondialisation par laquelle de larges populations sont incitées (sinon obligées) de quitter leur socialisation traditionnelle pour adhérer à la logique marchande. Pour le moment. Car l’extension spatiale du marché finira par atteindre sa limite, et alors le système sera en péril, de défections en défections, d’effondrement par anémie.

C’est pour cela que l’idéologie transhumaniste est indispensable pour qui ne voit le monde qu’à travers les valeurs du marché.

Le transhumanisme va-t-il suffisamment s’imposer dans les consciences pour être considéré communément comme un avenir crédible? Va-t-il permettre de faire perdurer ce système pour aller, non certes pas vers une posthumanité paradisiaque, mais vers des soubresauts catastrophiques, si ce n’est vers la fin de l’homo sapiens?

L’aventure humaine va-t-elle se terminer « bêtement »?

Va-t-on passer l’humain?

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Patience du ciel  Ajouter une vignette


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Que le ciel n'est pas objet de perpception, et que, pourtant, sa présence sensible est nécessaire pour savoir vivre humainement.

ISS sous ciel

 – L’anti-somnambulique (a-s) : Nous remarquions la beauté du ciel, largement libéré, en ce mois d’avril 2020, par l’urgence pandémique, du voile grisâtre de pollution atmosphérique, et du passage incessant des avions. Je pense que c’est une conséquence du confinement dont l’importance est sous-estimée. La perception du ciel n’est-elle pas la perception commune par excellence ?

– L’interlocuteur : « commune » ? Tu veux dire, je suppose, banale !

– (a-s) : Pas du tout ! Je veux dire commune au sens littéral : le ciel est la seule perception partagée par tous. Tu habites Marseille, ton amour habite Lille, vous vous téléphonez la nuit tombée, hé bien en regardant le ciel, vous voyez la même chose, vous partagez la seule expérience commune possible !

– À condition qu’il n‘y ait pas de nuages !

– (a-s) : Du moins pas trop, c’est vrai. Car le ciel reste le fond permanent sur lequel varient les nuages.

– Bon ! Excuses-moi, mais ça me semble bien dépassé de faire du ciel « la seule expérience commune possible » ! Il suffise que j’utilise une appli avec caméra sur mon smartphone pour qu’avec mon correspondant on voie les mêmes choses.

– (a-s) : Voir sur un écran – et même s’il s’agit de ces écrans de téléviseur très grands qu’on essaie de vendre maintenant – n’est pas du tout, du point de vue du vécu, la même expérience que regarder le ciel ! Si investi qu’il soit, l’écran n’est qu’un petit rectangle dans le champ visuel.

– C’est vrai ! Mais alors, est-ce bien la même expérience de voir le ciel depuis la fenêtre de son appartement, en ville, et lorsqu’on est en pleine campagne ? Car de la fenêtre, on en voit aussi qu’un petit rectangle !

– (a-s) : Il est vrai que, pour le citadin, la vision du ciel peut être grandement altérée. Par la pollution atmosphérique qui met un voile permanent sur le ciel, par la pollution lumineuse nocturne qui laisse très peu d’astres visibles, et par la très forte restriction des limites de l’horizon, qu’elle vienne de l’encadrement des ouvertures vitrées, ou des constructions qui obstruent la vision vers l’extérieur. Mais ces limites restent des lignes d’horizon, c’est-à-dire que si l’on se déplace, les limites du ciel se déplacent aussi, laissant pressentir son infinité.

– D’accord ! Mais enfin, de tout cela ne ressort-il pas que l’importance que tu donnes à la perception du ciel est un luxe de celui qui a la possibilité d’habiter à l’écart des agglomérations urbaines ?

– (a-s) : Ce que tu suggères est relativement vrai. Je veux dire relativement à l’indisponibilité de la manière de vivre contemporaine, puisque dans la vie ordinaire, nous sommes tenus en haleine par les exigences de notre vie sociale de travailleurs-consommateurs, qui tend à ne jamais nous laisser le temps de nous poser et de contempler, par exemple, le crépuscule. Aujourd’hui, en ce temps de confinement, nous avons la disponibilité pour nous intéresser au ciel. Et même si nous sommes confinés en appartement, nous pouvons au moins pressentir combien est importante pour nous cette relation au ciel. N’est-ce pas toi qui me disais au début du confinement que tu redécouvrais le ciel ?

– Oui, c’est vrai. C’est vraiment émouvant que de voir ces aubes s’éclairer à l’Est, silencieuses et limpides, en ces matins de printemps 2020 ! Mais parfois je me demande s’il ne s’agit pas là d’une régression vers un plaisir infantile. Après tout, c’est le petit enfant qui s’ébaudit à la vision du ciel. Être adulte, c’est savoir s’occuper de choses sérieuses !

– (a-s) : Ce que je puis te répondre, c’est que le ciel a longtemps été la chose la plus sérieuse qui soit. Et je ne parle pas du tout de croyance religieuse ici. Je pense à l’avènement de la pensée rationnelle sur la nature – soit la science (au singulier) – c’est-à-dire le projet de mettre en ordre tous les phénomènes de la nature en un discours rationnel unique. Tous les penseurs de Grèce antique qui se sont attelés à cette tâche, de Thalès (début du –VIème siècle), à Démocrite (fin –Vème) se sont d’abord appuyés sur l’observation du ciel. Anaxagore (–Vème) écrivait :« Quel est le but qui vaudrait que l'on choisît de naître plutôt que de ne pas exister ? Spéculer sur le ciel et sur l'ordre entier de l’Univers. » On comprend pourquoi les premières théories scientifiques, œuvres de ces auteurs, furent des cosmologies.

– Oui, d’accord, c’était une belle démarche ! Mais quand même ! Je suppose que cette « science » à partir de la contemplation du ciel est aujourd’hui bien dépassée.

– (a-s) : Détrompe-toi ! Thalès, le premier, a anticipé une éclipse du soleil (celle de –585) ; à la même époque, Anaximandre concevait déjà l’Univers comme illimité dans toutes les directions ; et peu après, Philolaos, devançant de vingt siècles Copernic, affirmait que la Terre n’est pas le centre fixe de l’Univers, mais tourne, comme les autres planètes, autour d’un point central. Ce n’était donc pas de la rêverie, mais une véritable élaboration rationnelle à partir de l’examen patient du ciel !

– C’est effectivement impressionnant ! Mais cela reste un savoir purement descriptif et spéculatif. Cela n’a rien à voir avec la science contemporaine qui est capable d’envoyer des hommes dans l’espace, des robots sur les planètes voisines, et des sondes aux confins du système solaire.

– (a-s) : D’accord sur cette supériorité théorique et technique de la science moderne. Cela est archi rebattu. Tout autant que son inquiétante fragilité qui est comme son envers : elle se base sur un rapport humain à la biosphère qui est à la limite du point de rupture. Mais ce qui m’intéresse dans ton propos, c’est que tu aies substitué le mot « espace » au mot « ciel ». Cela n’est-il pas l’indice d’un changement du rapport de l’homme à l’Univers ?

– Il me semble surtout que le mot « ciel » est devenu largement désuet. Je crois que c’est dû au développement des sciences. Le mot « espace » est plus rigoureux.

– (a-s) : Peut-être, mais lorsque tu lèves la tête, qu’il soit bleu et irradié de soleil, ou noir et piqueté d’étoiles, c’est bien le ciel que tu vois, pas l’espace ! Je veux dire l’expérience perceptive qui justifie le mot demeure. Alors pourquoi le mot serait-il devenu désuet ? Je me répète : est-ce parce que nous avons changé notre rapport à l’Univers ?

– Je crois que je comprends ce que tu veux me faire dire : le ciel se contemple, alors que l’espace s’explore.

– (a-s) : Oui, c’est bien ce dont il faut avoir conscience ! Nous pouvons agir, au sens matériel du terme, dans l’espace, comme lorsque nous envoyons une fusée. Par contre, vis-à-vis du ciel, il n’y a rien à faire, sinon le contempler.

– Il y a quand même une exception importante. Aujourd’hui, il est surtout question du ciel à propos des prévisions météorologiques. Et alors on a quelque chose à faire du ciel, puisqu’il nous permet de savoir comment nous habiller le lendemain !

– (a-s) : Certes, mais ici le « ciel » n’est pour toi rien de plus qu’une carte peuplée de pictogrammes sur un écran. Tu n’as pas de vision du ciel. Pas plus d’ailleurs que le météorologue qui n’observe pas le ciel, mais les données, envoyées sur son écran, par des sondes installées dans l’espace, que ce soit sur un pylône ou sur un satellite.

– Je ne suis pas sûr de saisir clairement cette distinction entre ciel et espace. Ne s’agit-il pas de deux manières de désigner la même chose ?

– (a-s) : Effectivement ! Les deux mots désignent l’illimité qui nous enveloppe. Mais du point de vue de leur signification – c’est-à-dire de la manière dont ils nous insèrent dans le monde – ils s’opposent. L’espace signifie que l’illimité est indéfiniment ouvert à nos entreprises. Le ciel signifie que l’illimité nous transcende absolument.

– Le ciel qui « nous transcende absolument » ? Cela me rappelle un peu trop les leçons de catéchisme de mon enfance. En ce sens le mot « ciel » est vraiment devenu désuet !

– (a-s) : Oui, le ciel nous transcende. Cela veut dire que nous ne saurions lui échapper, que nous en dépendons absolument !

– Que veux-tu dire ? Que le ciel est la demeure de Dieu ? Là je ne te suis plus et je préfère arrêter la discussion.

– (a-s) : Tu aurais bien tort ! Où vois-tu que nous parlons de transcendance religieuse ? Nous ne parlons pas du ciel des croyants. Nous parlons du ciel de tout le monde, du ciel comme expérience d’une perception partagée dès lors que nous levons la tête. Nous ne parlons pas de transcendance divine, nous parlons de transcendance perceptive.

– Transcendance perceptive ?

– (a-s) : Percevoir quelque chose, c’est toujours percevoir ce que découpe une forme sur un fond. Ce portrait d’une jeune femme peint sur fond de paysage florentin. Mais le fond lui même peut être considéré comme objet pour un fond plus large : ce tableau sur un mur, ce mur dans la perspective d’une salle, cette salle dans un bâtiment, etc. À la fin, on arrive immanquablement au ciel, et on n’ira jamais plus loin. Le philosophe Giordano Bruno rendait compte de ce statut perceptif extraordinaire du ciel par l’expérience commune du déplacement d’horizon que nous évoquions tout à l’heure : la ligne d’horizon semble donner une forme au ciel, mais dès lors qu’on se déplace, cette forme ne tient pas puisque l’horizon se déplace également laissant apparaître d’autres espaces sous d’autres cieux. La perception du ciel est ainsi la seule perception qui nous déborde absolument, c’est-à-dire la seule perception qu’on ne peut pas enserrer dans une forme, dont on ne peut pas faire un objet. Depuis la station spatiale, l’astronaute voit la Terre comme un objet céleste plus proche et mieux connu que les autres, mais qui reste toujours sous le ciel !

– Je crois que je comprends ! Ne peut-on pas dire qu’aussi loin qu’on explore l’espace – et même si l’on va sur Mars – on ne fait que déplacer son horizon, et donc on reste sous le ciel ?

– (a-s) : Parfaitement ! En tant que nous sommes un corps vivant et se mouvant, nous prenons des initiatives dans l’espace. Nous sommes aujourd’hui capables d’arracher notre corps à la Terre. Mais nous ne l’arracherons jamais au ciel. Le ciel est notre référence spatiale ultime. Pense au naufragé démuni en pleine mer, ou à l’homme perdu en plein désert : ils gardent toujours la possibilité d’observer le ciel pour avoir une idée de leur position et de la direction où aller.

– C’est vrai ! Je retire ce que j’ai dit : il n’y a donc pas lieu de considérer que la notion de « ciel » puisse tomber en désuétude.

– (a-s) : Non, il n’y a pas lieu ! On aura toujours à prendre en compte le ciel. Regarde ce qu’il s’est passé lorsqu’on a voulu populariser les PC – les ordinateurs personnels – à la fin du siècle dernier : on a mis un ciel comme fond d’écran par défaut ! Comme s’il fallait ménager une sorte de transition entre le ciel, notre fond de vie perceptive permanent, et ce qui ambitionnait de lui faire écran durablement ; comme s’il fallait ainsi payer un tribut au ciel dont les écrans voulaient nous absenter. Nous avons pu montrer ailleurs que le ciel était l’échec inéluctable de toutes les tentatives de créer une réalité intégralement virtuelle. Car le ciel n’étant pas « objet » de perception, il proscrit toute action de transformation. Le voile de pollution, les stries des passages d’avions, ne changent pas le ciel, elles ne sont que des salissures lâchées dans l’espace par l’activité de l’homme moderne. Elles changent seulement son apparence pour nous, et donc notre capacité d’être aimanté par son spectacle singulier et ainsi d’être stimulé dans notre pensée.

– Dans notre pensée ? Que veux-tu dire ?

– (a-s) : Le ciel ne peut être qu’observé, examiné, déchiffré, interprété, contemplé. Autrement dit, il ne peut être l’occasion que d’un gain spirituel :
    - de connaissance comme on l’a vu des anciens penseurs grecs,
    - d’imaginaire comme le montre la manière immémoriale de le peupler de constellations et de divinités,
    - mais aussi de sentiments comme en témoignent aussi bien l’extase devant un coucher de soleil que l’exclamation de Pascal « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ! ».
Jamais le ciel ne saurait valoir pour un gain matériel contrairement à l’espace qui ne vaut qu’autant qu’on s’y meuve ou on fasse se mouvoir des objets. Par rapport au ciel, l’espace est un « objet » de perception au sens où ses limites correspondent exactement aux mouvements que nous envisageons comme possibles de nos corps et de nos artifices techniques.

– Dois-je comprendre que, lorsque l’homme contemporain s’enorgueillit de « la conquête de l’espace », ce serait une illusion qu’il croie avoir comme dépucelé le ciel ?

– (a-s) : C’est bien cela ! Il y a une illusion, liée au progrès de l’astronautique contemporaine, d’avoir vaincu le ciel, c’est-à-dire d’avoir définitivement discrédité la croyance en sa transcendance en le réduisant à un espace profane – c’est le sens de l’affirmation de Gagarine, depuis sa capsule spatiale, en 1961 : « Je ne vois aucun dieu là-haut ». Mais cette illusion provient d’un amalgame entre les deux transcendances : la transcendance divine qu’on a imaginairement voulu localiser dans le ciel et la transcendance perceptive du ciel. D’accord, les dieux n’habitent pas là-haut ! Mais la transcendance du ciel demeure de toutes façons, elle s’impose par notre expérience visuelle.

– Alors, comment se fait-il que cette transcendance soit méconnue si, comme tu le dis, elle s’impose dans l’expérience commune ?

– (a-s) : Il faut d’abord noter que cette transcendance a presque toujours été investie imaginairement comme une transcendance divine – c’est ainsi que l’on a pensé que les astres sont des dieux. Giordano Bruno a été le seul, à notre connaissance, à thématiser le ciel comme transcendance perceptive. Mais on l’a fait taire ! L’église catholique l’a brûlé vif comme hérétique en 1600, et a ordonné la destruction de tous ses écrits. Si bien que, dès lors que l’emprise du christianisme sur les consciences a été remise en cause, à partir du XVIIIème siècle, c’est le ciel lui-même, considéré comme une notion support de superstitions, qui a été discrédité. Et ce discrédit a emporté avec lui l’attention à cette expérience perceptive extraordinaire qu’il apporte. Bref, depuis les « Lumières », assez paradoxalement, la vision du monde commune escamote le ciel.

– Et c’est l’espace qui a pris sa place !

– (a-s) : Oui. Pour désigner l’illimité qui nous entoure. Mais, comme on l’a vu, avec un renversement de perspective. Alors que le ciel transcendait l’humain, c’est désormais l’humain qui prétend transcender l’espace.

– Oui, je comprends. Par « transcender l’espace », tu veux dire qu’on ne fait que l’utiliser pour ses projets : avions, satellites artificiels, fusées, stations spatiales, télescopes orbitaux, sondes interplanétaires, etc. ?

– (a-s) : Pas exactement. Après tout, par le moulin-à-vent ou le bateau à voile, les hommes utilisaient déjà des phénomènes dynamiques de l’atmosphère, qui se manifestent dans l’espace, pour leur utilité. L’idée de transcendance a une toute autre portée. On peut l’exprimer le plus simplement ainsi : pour l’homme contemporain, l’emprise humaine sur l’espace ne doit se donner aucune limite.

– Parles-tu de projets de voyages intersidéraux, de colonisation d’autres planètes, etc. ? Mais il s’agit de science-fiction ! Ne confonds-tu pas l’imaginaire avec la réalité ?

– (a-s) : Non, je parle d’une idée commune qui peut contribuer à féconder un tel imaginaire, c’est l’idéologie contemporaine du progrès basé sur la dynamique des inventions technoscientifiques. Cette idéologie renoue avec le scientisme des « années folles » (début XXème), mais avec une puissance démultipliée par les perspectives qu’ouvre la synergie des avancées scientifiques récentes – la recherche infra atomique (énergie nucléaire), la maîtrise des ondes électromagnétiques (télécommunications), la génétique (ingénierie génétique), l’intelligence artificielle (informatique).

– Le scientisme ?

– (a-s) : Oui, il s’agit de l’idéologie qui affirme que tous les problèmes qui se posent aux hommes pourront être résolus par l’avancée des sciences. Mais aujourd’hui on a un autre mot pour dire la même chose, mais avec une toute autre portée – c’est le mot « transhumanisme ». Cette idéologie affirme que la dynamique technoscientifique est la forme que prend l’évolution des espèces dès lors qu’elle s’applique à l’espèce humaine ; ainsi les avancées de la technoscience s’apprêteraient à faire advenir à partir de l’humain un nouvel être qui dépasserait l’humain en perfection – il aurait, en particulier, la capacité d’immortalité. Les transhumanistes appellent cette nouvelle étape de l’évolution : le posthumain.

– Je ne suis pas sûr de te suivre quand tu fais du transhumanisme la perspective du progrès des sciences contemporaines. Il me semble qu’il ne faut pas confondre les délires de quelques « allumés » de la Silicon Valley, finalement très minoritaires, avec la grande majorité des scientifiques, lesquels, heureusement, gardent les pieds sur terre !

– (a-s) : Peut-être. Mais c’est du côté des pratiques humaines qu’il faut regarder. Or, on voit qu’elles s’engouffrent dans toutes les ouvertures apportées par le progrès technoscientifique – ici le gaz de schiste, là les nanotechnologies, ailleurs les modifications des génomes, le traitement massif des données personnelles, la procréation artificielle, etc. As-tu remarqué que les « comités d’éthique », quand ils sont mis en place, ne font que reculer par rapport à l’avancée de ces techniques, les digues de limitations qu’ils posent s’effondrant les unes après les autres ?

– Cela ne veut-il pas dire que le progrès indéfini est la loi de l’humanité ?

– (a-s) : C’est ce que disait déjà Leibniz à la fin du XVIIème siècle. Il avait sans doute raison dans cette formulation générale, car dans cet adjectif « indéfini » on peut voir différents types de progrès. Mais en ce qui concerne le progrès contemporain, on peut dire les choses de façon plus précise : c’est le progrès illimité de la conquête de l’espace par le développement technoscientifique qui est sa loi !

– Pour bien te comprendre : quelle est la différence entre « indéfini » et « illimité » ?

– (a-s) : En ce qui concerne le progrès, « indéfini » ne dit rien de plus qu’une tendance à une augmentation de l’estime d’elle-même de l’humanité par ce qu’elle réalise dans l’histoire, mais cela peut prendre bien des directions – maîtrise de la violence, bonheur collectif, production de belles œuvres, approfondissement des connaissances, etc.– ces directions pouvant bifurquer, et connaître des périodes de régression.
En tant que sujet d’un progrès « illimité » l’être humain dit tout autre chose de lui-même et de son histoire. « Illimité » signifie bien négation des limites. Et les limites, en ce qui concerne l’humain, ce sont les sensations et sentiments négatifs – douleur, souffrance, tristesse, sentiment d’échec, inquiétude, angoisse, … – , et la vulnérabilité physique – risques accidentels, maladie, vieillissement et mort au bout de quelque décennies. On appelle finitude l’ensemble de ces limites qui caractérisent la condition humaine. Ainsi le progrès illimité contient l’affirmation que l’humain est capable de surmonter la finitude humaine.

– Oui, là je vois bien le rapport avec le transhumanisme. Et je comprends que l’on doivent se garder du délire de vouloir se transformer en « surhomme ». Mais, par ailleurs, le désir de combattre par la science toutes ces limitations – amoindrir la souffrance, reculer l’âge de la mort, etc. – n'est-il pas légitime ?

– (a-s) : Il l'est, dans les limites du respect de notre humanité. On peut vouloir garder sa lucidité au prix d’un certain niveau de souffrance. On peut accepter que vienne le moment de sa mort et récuser toute intervention qui maintiendrait en vie au moyen de pratiques thérapeutiques très intrusives (intubation sous respirateur, chirurgie lourde, transplantation d’organes, etc.). Il faut comprendre que notre finitude n’est pas une damnation, elle est une donation ! Que l’humanité ait une histoire non prédéterminée, mais aventureuse et libre, qu’elle puisse essaimer par la procréation et la transmission, qu’autrui soit son motif essentiel d’action, qu’elle s’interroge sur le bien et manifeste une soif de connaître, qu’elle crée de œuvres qui méritent d’être transmises lui tendant le miroir de sa valeur … tout cela n’est possible que par la conscience qu’ont les humains de leur finitude !

– Cela signifie-t-il que le posthumain, potentiellement immortel, n’aurait plus ces attributs qui donnent son prix à l’existence humaine ?

– (a-s) : Exactement ! Tu peux lire à ce propos mes « Remarques sur la liberté du posthumain ». D’ailleurs, il faut être lucide que c’est bien sur ce chemin du transhumanisme qu’avance la science contemporaine lorsqu’on finance des programmes tels que les recherches sur la possibilité de transplantation d’un cerveau humain, ou pour la préparation d’une mission humaine sur Mars, alors même que ces projets, parmi bien d’autres, supposent que soient repoussées des limites propres à la condition humaine. Par exemple, la transplantation d’un cerveau humain impliquerait de déraciner le support physique de la mémoire sur laquelle repose la conscience de soi d’un individu humain. Un voyage sur Mars suppose un organisme humain qui supporterait l’irradiation à haute énergie venant du cosmos couplée à l’absence de pesanteur pendant au moins un an.

– En fait, on n’en est pas encore à transcender l’espace !

– (a-s) : Et on ne le transcendera jamais, bien sûr ! Et l’on sait pourquoi !

– Veux-tu parler de tous ces problèmes environnementaux qui nous rattrapent, tels le réchauffement du climat terrestre et l’hécatombe parmi les autres espèces vivantes, provoqués par l’activité humaine, sans parler de l’engloutissement progressif de l’espace terrestre sous des déchets qui s’accumulent mille fois plus vite qu’ils se recyclent ?

– (a-s) : Oui ! Ce sont comme des alarmes de rappel de la finitude humaine. Et il en est de même de la pandémie actuelle ! L’évolution historique récente nous montre que l’envers des laborieux essais de maîtrise de l’espace hors de la gravitation terrestre, se paie d’un perte de maîtrise de plus en plus dangereuse de l’espace terrestre qui reste quand même la seule base de vie de l’humanité.
La leçon est qu’il ne faut jamais négliger ce dont la présence est toujours perceptible pour nous enseigner notre finitude essentielle.

– Veux-tu parler de notre négligence concernant le ciel ?

– (a-s) : Tout-à-fait ! Il est intéressant d’écouter les astronautes, ces humains qui, plus que tout autres, ont été en relation avec le ciel : ils n’ont pas rencontré Dieu, mais il semble qu’ils soient tous revenus de leur périple comme dessillés par une conversion écologiste, comme s’ils avaient été saisis par l’évidence de notre condition à la fois fragile et précieuse de terriens.

– À voir les images qui nous viennent de la station orbitale, on comprend qu’ils ne sauraient échapper à la « transcendance perceptive » du ciel !

– (a-s) : C'est bien cela ! Et il est intéressant de constater que l’aventure spatiale de ces dernières décennies puisse aussi nous aider à redécouvrir le ciel ! Comment alors est-il possible, avec toutes ces alarmes déclenchées, que nous continuions à vivre comme des rats, enfermés derrière nos écrans, tout affairés à calculer nos petits intérêts ?

– Oui, tu as raison, il nous faut retrouver le ciel.

– (a-s) : Saisissons pleinement cette opportunité du confinement pour regarder dehors et lever la tête ! Appuyons-nous sur l’évidence sensible de notre finitude que nous donne la contemplation du ciel ! Car c’est par elle que nous sommes assurés de former une vision du monde humainement viable. Cette vision du monde fait apparaître comme intolérables ces valeurs de domination et d’excès qui en arrivent aujourd’hui à ravager la Terre et à renier notre humanité.

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Petite histoire de la fin de l’histoire  Ajouter une vignette


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Les projets totalitaires d'une fin heureuse de l'histoire ayant échoué, à quelles conditions une fin malheureuse peut-elle encore être évitée ?

Il y a trente ans, entrait dans les titres des gazettes l’idée de « La fin de l’histoire » inspirée par un penseur américain, Francis Fukuyama, qui écrivait, à propos des effondrements en chaîne des démocraties populaires d’Europe de l’Est : « Il se peut que […] ce ne soit pas juste la fin de la guerre froide, mais la fin de l’histoire en tant que telle : le point final de l’évolution idéologique de l’humanité » (La fin de l’histoire ? – 1989).

S’en souvient-on ? Il s’agissait d’une fin heureuse ! L’ensemble du bloc soviétique se disloquait sous les revendications populaires qui impulsaient la mise en place d’une organisation démocratique des sociétés. Se laissait voir un avenir sans histoires en lequel la course aux armements serait remplacée par la saine émulation commerciale dans le cadre de libertés individuelles garanties à tous. On attendait avec confiance une abondance de biens qui généraliserait les situations de bien-être, alors cantonnées dans certaines classes privilégiées, en particulier du monde occidental.

D’ailleurs, depuis son apparition dans la philosophie de Hegel, au début du XIXème siècle, « la fin de l’histoire » a toujours été une idée heureuse. Car l’histoire était constitutivement considérée comme malheureuse : « L'histoire n'est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages blanches. » affirmait le philosophe allemand. Il considérait que le déchaînement des passions, la violence, sont consubstantielles à l’histoire parce qu’ils sont la manière dont se réalise l’Esprit, au moyen des contradictions du réel, pour devenir pleinement conscient de lui-même, c’est-à-dire Savoir absolu, ce qui signifie la fin de l’histoire.

Marx se placera dans le même logique hégélienne d’une histoire malheureuse pour une fin heureuse, en opérant simplement une substitution des protagonistes. L’histoire est tragique parce qu’elle est la chronique d’une perpétuelle lutte entre classes sociales. Et « la fin de l’histoire » n’est plus l’accomplissement de l’Esprit dans le Savoir absolu, mais l’accomplissement de l’humanité dans le communisme, lequel serait réalisé par la prise de pouvoir terminale de la classe sociale la plus dépossédée : le prolétariat généré par l’industrie.

Mais que peut signifier, simplement examinée pour elle-même, cette idée de la fin de l’histoire ?

Dans les conceptions qu’on vient d’évoquer la fin de l’histoire est assimilée à l’accès de l’humanité à un état de bonheur. Et le moins que l’on puisse dire sur cet état de bonheur est qu’il présuppose une vie sociale sans histoires. Mais, explique Kant, sans les passions humaines égoïstes qui font le sel de l’histoire, les humains seraient cantonnés « dans une vie de bergers d'Arcadie, dans la parfaite concorde, la tempérance et l'amour réciproque. Les hommes, inoffensifs comme les moutons qu'ils font paître, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d'élevage[1] » (Idée d’une histoire universelle, proposition 4)

Outre qu’elle illustre bien l’inanité du bonheur d’une vie sans histoires, cette citation est intéressante en ce qu’elle induit l’idée que l’humanité aurait ce caractère spécifique d’être historique en opposition aux autres espèces vivantes.

Qu’est-ce que cela signifie sinon que l’avenir de l’espèce humaine est une aventure ouverte, alors que celui des autres espèces vivantes est fermé ? En effet, on ne peut clairement prévoir l’avenir humain, on oscille toujours entre plusieurs possibilités, et on est d’ailleurs régulièrement surpris de voir advenir des possibilités que l’on n’avait même pas envisagées – relisez la science-fiction des années 50 : qui anticipait l’advenue d’un réseau de communication mondial digitalisé ? Par opposition, les autres vivants sont prévisibles : on les voit répéter imperturbablement les mêmes séquences de comportements liées aux cycles naturels (hors changements climatiques ou géologiques majeurs qui les impactent de manière catastrophique).

Ne suffit-il pas de mobiliser la notion de liberté pour rendre compte de cette opposition ? Les humains seraient libres de choisir leur avenir, et non les autres espèces vivantes – la liberté étant la capacité de se représenter plusieurs possibilités et d’en choisir une. L’humanité serait la seule espèce historique, parce que la seule libre.

En fait cette explication est trompeuse, parce qu’elle escamote la différence fondamentale entre la machine – tout particulièrement la machine-robot autonome – et l’individu vivant.

Le comportement du robot n’est que la résultante de sa composition et de sa programmation ; il est donc toujours, de droit, prévisible (éventuellement comme aléatoire) ; bien qu’il puisse se trouver qu’en pratique la complexité du programme et la multiplicité des capteurs qui le composent rendent cette prédiction impossible à réaliser.

Nous sommes habituellement très capables de reconnaître spontanément un individu vivant parmi des machines-robots. Il y a en effet toujours deux facteurs qui se combinent pour nous faire saisir un être comme vivant dans notre champ perceptif. D’une part un mouvement qui comporte une part d’imprévisibilité parce qu’il ne saurait être le résultat de forces extérieures, et qui doit donc être imputé à une force intérieure. D’autre part la reconnaissance que ce mouvement est orienté vers un but – par exemple se nourrir – et donc la présence d’une finalité : il s’agit d’un être qui se meut en fonction des circonstances pour quelque chose. Or, nous n’avons qu’une seule expérience directe de la finalité : c’est celle que nous sommes. C’est pourquoi percevoir un être vivant, c’est mettre en jeu sa propre vitalité, c’est le « comprendre » (étymologiquement « saisir avec soi »), autrement dit, implicitement, le créditer d’une conscience et d’une liberté – on ne comprend pas le comportement du robot, on l’explique.

Mais alors comment accorder cette liberté de l’individu vivant avec son absence d’histoire ?

Il est remarquable que tout individu vivant a, finalement, une vocation qui est en réalité une vocation d’espèce : celle de contribuer à faire prospérer au mieux son espèce dans le biotope déterminé auquel elle est adaptée (il faut nécessairement un plan d’eau au crocodile et des étendues herbeuses au bovin). Or, il doit être clair que cette vocation ne saurait avoir été librement choisie. Elle est inscrite dans le patrimoine génétique de l’espèce et se décline par ses attributs physiques et son équipement instinctuel. Elle est donc déterminée de l’extérieur par ce système de tous les êtres vivants de la planète qu’est la biosphère. Elle assigne l’espèce à des comportements déterminés dans un biotope déterminé. Dès lors la liberté de l’individu ne se manifeste qu’au niveau des moyens pour réaliser cette vocation, là ou l’instinct en laisse la latitude, parce qu’il est des occurrences où il est vitalement profitable d’être en mesure de tirer parti de certaines conditions singulières de l’environnement. Ainsi l’oiseau qui fait son nid choisira l’arbre, l’emplacement, et les végétaux appropriés dans son environnement présent, alors que la forme du nid, et le type d’emplacement, seront instinctivement déterminés.

La liberté de l’espèce humaine est d’une toute autre portée. Nous savons que l’humain n’a pas de biotope assigné. Certes, il occupe volontiers les régions tempérées, mais il est aussi capable de faire sa vie dans les contrées désertiques, ou près des pôles où les neiges sont permanentes, voire dans un submersible ou dans une station spatiale. Surtout l’anthropologie historique nous apprend que les groupes humains n’ont jamais cessé de se déplacer sur la surface du globe. Or, la signification de cette errance spatiale est claire : l’humain n’a pas de biotope parce qu’il n’a pas de vocation biosphérique prédéterminée. C’est en fonction du sens qu’il donne à sa vie – autrement dit de sa conception du bien – qu’il choisit où se mettre sur Terre. Or, l’humain est essentiellement social, c’est-à-dire qu’il ne peut réaliser ses buts derniers sans le concours d’autrui. C’est pourquoi la quête de son bien ne peut se faire sans passer par la position d’un bien commun à la société en fonction duquel chacun détermine la valeur qu’il veut donner à sa vie. Ainsi, seule parmi les espèces vivantes, l’espèce humaine a la liberté de choisir ses valeur finales.

L’être humain est ce vivant dont la liberté opère un saut qualitatif par rapport aux autres vivants tel qu’elle lui permet de surmonter ses déterminants biologiques. Il est celui qui pourra faire une grève de la faim, même jusqu’à la mort, pour le bien par lequel il donne sens à sa vie.

Les espèces vivantes ont la liberté des moyens, mais elles n’ont pas d’histoire parce qu’elles restent enfermées dans les fins que la biosphère leur a assignées.

L’espèce humaine seule a, non seulement la liberté des moyens, mais aussi celle de ses fins – elle choisit le sens qu’elle donne a son existence – c’est pour cela qu’elle est l’unique espèce historique.

Cela est certes un avantage insigne. Cela la rend indéfiniment adaptable puisque, comme corollaire à cette liberté des fins, elle a la polyvalence corporelle et l’inventivité technique lui permettant de créer les « biotechnotopes » les plus inédits dans les lieux les plus improbables. Elle peut ainsi investir le plus largement l’espace terrestre sans commune mesure avec les autres espèces.

Mais elle peut aussi poser des fins contre la logique biosphérique, comme on le voit dans une grève de la faim, ou dans le vœu de chasteté du clerc catholique. Or, elle peut également le faire au niveau de fins collectives, niveau en lequel l’impact peut être autrement plus important. Ainsi, puisque l’on sait que toute liberté implique une responsabilité (il faut répondre des conséquences de ses choix), l’espèce humaine est responsable de ce qu’elle fait de la biosphère – cette responsabilité valant, bien entendu, au niveau d’une génération, auprès de ceux qui lui succèdent sur cette planète et vivront dans les conséquences de ces choix.

Or, la conscience de cette responsabilité doit nécessairement amener les humains à prendre en compte le fait que leur existence est entièrement suspendue à la vitalité de la biosphère dont elle est une des expressions les plus performantes (on peut faire l’hypothèse que cette vitalité consiste en ce que la biosphère vise le plus grand plein de vie sur la planète en diversifiant au mieux les formes de vie et en les confortant par une multiplicité de relations systémiques – intégration, complémentarité, prédation, parasitisme, etc.).

Il s’ensuit que cette responsabilité ne peut être assumée que si les choix de finalités collectives sont conformes à l’impératif catégorique suivant : « Prononces-toi toujours pour un bien commun tel que les générations qui auront à juger de ses conséquences sur l’état de la biosphère ne soient pas amenées à condamner ton choix. »

Alors, il faut reconnaître qu’aujourd’hui sévit le règne de l’irresponsabilité. Pour être précis, nos descendants sont et seront habilités à condamner les générations qui les ont précédées, depuis près de deux siècles – ce qui correspond aux débuts de l’industrialisation – pour irresponsabilité.

On le sait, du fait de cette irresponsabilité, aujourd’hui, la vitalité de la planète se dégrade de façon accélérée[2]. Il y a la terrifiante hécatombe silencieuse des espèces animales et végétales, mais aussi la multiplication des situations catastrophiques symptômes de cette dégradation (inondations, et feux de forêt dévastateurs, pandémies, explosion de centrales nucléaires, etc.), au point qu’on en vient à envisager un prochain effondrement.

Que pense-t-on par ce mot ? Il faut plutôt parler de l’« Effondrement » (avec majuscule), au sens du titre originel du livre de Jared Diamond, Collapse (2005). Il s’agit tout simplement de la perspective de la disparition de la société – et, aujourd’hui, nous sommes dans une société mondialisée – par une succession inexorable de catastrophes qui ne laisse qu’un champ de ruines.

Une catastrophe, c’est quand on ne peut plus rien pour arrêter les dommages. L’Effondrement, c’est quand on ne peut plus rien pour arrêter une suite de catastrophes qui amène à une destruction de la culture humaine dont on ne peut voir le terme. L’Effondrement, c’est la cessation de la liberté humaine de choisir ses fins. C’est la fermeture de l’avenir. C’est donc la fin de l’histoire

Nous voyons clairement devant nous l’éventualité de la fin de l’histoire. Il ne s’agit pas, en ce contexte, d’une utopie, ni même d’une dystopie. Elle est simplement inscrite dans les chaînes de causalité présentes comme possibilité d’avenir. Et ce n’est pas une éventualité heureuse.

Chérissons notre histoire humaine et faisons en sorte qu’elle continue !


[1] À l’époque, 1784, il ne s’agit que d’élevage extensif.

[2]  Voir notre « Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? » – 2010, ALÉAS.

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Peut-on renoncer à l’idée de progrès ?  Ajouter une vignette


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Peut-on progresser dans la définition du progrès? Oui car la clarté n'a pas de limite.

L'idée de progrès a son emblème incontesté dans les sociétés de culture occidentale. N'est-ce pas pour cela que tant de migrants se pressent à leurs frontières ? Mais dans le même temps, à l'intérieur de ces sociétés, il y a une remise en cause toujours plus vive de l'évolution historique qui a permis cette attractivité. N’est-ce pas au progrès que l’on impute les graves atteintes à la biosphère que sont le réchauffement climatique, l’empoisonnement ou la stérilisation des milieux, et l’élimination massive de populations vivantes ?

Peut-on renoncer à l’idée de progrès ? Il importe de préciser cette idée de progrès que l’on met ici en question.Il ne s’agit pas du progrès en son sens le plus général : l’avancée d’une entreprise vers son but. On parle ainsi du progrès d’un chantier, et même, de manière à peine imagée, du progrès d’une épidémie. En ce sens on parle d’un progrès.

Il ne s’agit pas non plus simplement du progrès comme une certaine interprétation de l’Histoire (avec un grand « H »), c’est-à-dire de la suite des événements dans le temps qui constituent l’aventure humaine, en tant que son sens amène l’humanité vers plus de perfection. En cette signification le progrès peut prendre plusieurs formes selon la perfection que l’on vise. Ainsi le progrès a un sens chrétien, dans l’augustinisme, où il signifie l’accession des humains à la « Cité de Dieu » à la fin de l’Histoire. Il prend un sens terrestre, mais purement spirituel, chez Pascal comme progrès cumulatif de la connaissance : « … toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »

Le progrès dont il est question ici est une de ces interprétations de l’Histoire, celle qui s’est imposée dans les consciences depuis quelques siècles avec une telle puissance qu’elle a occulté toutes les autres, au point qu’on parle à son endroit du Progrès – avec la majuscule. Voici ce qu’en disait le Grand Larousse universel du XIXe siècle : « Cette idée que l'humanité devient de jour en jour meilleure et plus heureuse est particulièrement chère à notre siècle. La foi à la loi du progrès est la vraie foi de notre âge. C'est là une croyance qui trouve peu d'incrédules. »

Cette citation nous renseigne sur la perfection qui donne sens au Progrès : l’accroissement du bonheur lié à l’amélioration continue de l’humanité. Elle nous éclaire aussi sur l’emprise que cette idée du progrès a pu prendre sur les consciences : l’adhésion qu’elle suscite est de l’ordre de la croyance, elle est même « la vraie foi de notre âge » ! Autrement dit la croyance au Progrès est le substitut de la foi religieuse dont se sont écartés les peuples occidentaux à partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle.

En ce sens le Progrès est une idéologie puisqu’il est une croyance qui prétend s’imposer dans la société afin d’influencer les choix de comportement de chacun – comme le fut la religion auparavant, mais avec cette différence essentielle qu’elle économise tout recours à la croyance en des réalités surnaturelles. Du fait de cette dimension idéologique, le Progrès est beaucoup plus qu’une interprétation de l’Histoire, il devient, à la mesure de son audience, une idée-force qui oriente le cours de l’Histoire.

Essayons de mieux comprendre ces attributs en nous référant à l’avènement de cette idée du progrès.

Du bouillonnement d’idées qui constitue ce qu’on appelle la Renaissance dans la culture occidentale aux XVème -XVIème siècles, émerge finalement la reconnaissance de la valeur propre et universelle de l’humain – ce qu’on appelle l’humanisme. Pic de la Mirandole met en évidence l’autonomie propre de l’humain par rapport au divin, Machiavel montre que les jeux de pouvoir sont déliés des prescriptions morales divines, Montaigne met en valeur la relativité fondamentale de la condition humaine, et Bacon affirme les capacités d’emprise de l’homme sur la nature par le développement de la science.

Or, c’est cette dernière orientation de l’humanisme comme domination de la nature, réaffirmée par Descartes quelques années plus tard à partir d’un adossement métaphysique cohérent, qui va s’imposer dans l’Histoire. Quoique cette métaphysique tranche dans la réalité à la serpe puisque Descartes conteste à tout autre être vivant que l’homme d’être quelque chose de plus qu’un mécanisme perfectionné !

Il faut bien souligner que cette option est un choix contingent (dont les conditions psycho-sociales méritent élucidation, ce qu’a entrepris Max Weber dans L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, 1905), qui aurait pu être tout autre ; par exemple Montaigne, deux générations avant Descartes, développait un humanisme en sympathie avec le monde animal et respectant la diversité des cultures humaines.

Mais c’est bien du côté du Progrès des « modernes » que la gente humaine s’est tournée pour exprimer, à Dieu (s’il existe), aux autres espèces vivantes, et à elle-même dans le miroir de ses réalisations, sa valeur propre. On qualifie de moderne un certain rapport au temps, tout-à-fait inédit, qui s’est imposé à cette époque (à partir du XVIIème siècle). Il consiste à dévaluer a priori la culture passée par rapport à la culture présente, et la culture présente par rapport à la culture à venir.

D’emblée, l’idéologie du Progrès a privilégié la dimension technoscientifique de l’Histoire. Le principal ouvrage de celui qui est le père de l’idéologie du Progrès – Francis Bacon – s’intitule Novum Organum (1620), soit la « nouvelle méthode » pour avancer de manière assurée dans les sciences. Il s’agit de la méthode expérimentale qui implique une dynamique circulaire positive entre avancées théoriques et avancées techniques. C’est donc dans cette direction qu’est pensée l’amélioration du genre humain : « Le but (…) est l'expansion de l'Empire humain jusqu'à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. Nous volerons comme les oiseaux et nous aurons des bateaux pour aller sous l'eau. » écrit Bacon dans La nouvelle Atlantide (1627). Autrement dit, le sens du Progrès est dans la maîtrise de la nature par l’homme. Descartes reprendra cette idée peu après en mettant en valeur une conception d’abord matérialiste du bonheur qui est ainsi attendu : « Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. » (Discours de la méthode, 1637).

On voit bien que, dès son affirmation initiale par Bacon, le Progrès des modernes légitime, par la méthode expérimentale, la maltraitance de la nature (par exemple l’expérimentation animale), et son caractère potentiellement dangereux – pour les autres espèces, pour les autres cultures, pour l’avenir de l’humanité – pouvait déjà être argumenté à partir des textes de Montaigne.

D’autre part, la dimension idéologique est d’emblée présente puisque la rhétorique de propagande est manifeste aussi bien chez Descartes (« jouir des fruits de la terre ») que chez Bacon (« Nous volerons comme les oiseaux … »). C’est par cette réclame que ces textes veulent ouvrir la voie à une entreprise sans freins de domination de la nature par l’espèce humaine. Ils privilégient un bonheur selon les trois directions évoquées par Descartes : la santé et la longévité, la vie facilitée (par les biens techniques), le bénéfice du sentiment de supériorité par la domination d’une nature qui avait été si longtemps crainte.

Ces satisfactions de type hédoniste (du grec hedonê = plaisir), alliées à une méthode efficace et déployable à long terme pour y parvenir, ont sans nul doute été un puissant argument de la popularisation du Progrès des modernes. Et ce n’est pas le moindre paradoxe que notre monde du Progrès apparaît avoir fait un parfait surplace au niveau des valeurs puisque, quatre siècles plus tard, ce sont toujours ces valeurs proclamées par Bacon et Descartes qui prévalent.

Pourtant cette impression reste superficielle. À regarder le déroulement historique de plus près, on note des détours significatifs, concernant la pensée du Progrès, entre le XVIIème siècle et le XXIème siècle.

L’avènement du Progrès a été le choix, par des intellectuels, d’une concrétisation du nouvel humanisme, dans sa version qui leur paraissait socialement la plus prometteuse, celle de la domination de la nature. Et, pendant plus d’un siècle, elle est restée une affaire de savants, pour employer le mot en faveur à l’époque. C’est le temps des découvertes décisives : la place non privilégiée de la Terre dans l’espace, les nouvelles contrées habitées à l’Ouest et aux antipodes, bien sûr, mais aussi les principes fondamentaux de la nature tels la force de gravitation, le principe d’inertie ou la pression atmosphérique. C’est aussi le temps des grandes inventions comme le télescope, le microscope, la machine à vapeur, l’horloge à pendule, etc.

Ainsi, le Progrès en ses premiers développements impactait presque exclusivement la représentation du monde dans les milieux lettrés, ce qui engendrait ponctuellement des conflits avec la hiérarchie religieuse gardienne du dogme chrétien, comme on le voit avec l’affaire Galilée. Mais l’ensemble du peuple restait à l’écart ; bien encadré par le clergé, il continuait à être soumis au dogme religieux, n’ayant de perspective de progrès que dans une hypothétique vie éternelle après la mort.

Ce creusement, entre deux manières de penser son rapport au monde à l’intérieur d’un même ensemble culturel, ne pouvait qu’être le prélude à des changements profonds et durables.

Le Progrès, s’affirmant dans le développement des sciences, et donnant ainsi une nouvelle valeur sociale à la raison, rendait de plus en plus insupportable, aux yeux de la classe cultivée, la mainmise du clergé sur les consciences au moyen de la superstition. On verra paraître, dès la seconde moitié du XVIIème siècle, par exemple avec Spinoza et Bayle, des livres très acérés dans leur critique des délires de la superstition par opposition à l’universalité de la raison. Et le XVIIIème siècle va être, en Occident, avec les philosophes des Lumières, le siècle de l’affirmation de la valeur émancipatrice de la raison. Ce siècle se terminera par la reconnaissance de la raison comme valeur première du Progrès, ce qui sera exposé avec la plus grande force en Allemagne avec Kant (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1784), mais aussi en France par Condorcet qui écrit en 1794 : « Il arrivera donc, ce moment où le soleil n'éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n'existeront plus que dans l'histoire et sur les théâtres … » (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain,).

Ainsi, du fait de la prépondérance de l’activité savante et de la nécessité de dénoncer la superstition, le Progrès, qui initialement annonçait des satisfactions plutôt primaires, en est venu à viser un bien pleinement humain, celui de la libération par la raison. Il faut admettre que c’est en cette réorientation que le Progrès devient directement pris en charge par les milieux populaires – ce dont témoignent les révolutions américaine et française.

C’est en ce sens qu’on verra fleurir en France au XIXème siècle, surtout après la révolution de 1848, des « Café du Progrès » ou « Cercle du Progrès », et encore des journaux et revues dont le titre affiche ce mot, et que se légitiment, encore aujourd’hui, l’adjectif de « progressiste » tout comme l’expression « forces de progrès » – formulations, notons-le bien, en complet décalage du Progrès vilipendé au nom de la préservation de l’habitabilité de notre planète.

L’affaire n’est donc pas simple. Il ne suffit pas de condamner le Progrès. Il faut d’abord reconnaître l’ambiguïté du mot qui est fonction de la richesse de son histoire.

Or, il nous faut prendre en compte un autre élément décisif de cette histoire : l’annexion de l’idéologie du Progrès au service des intérêts marchands afin de rendre acceptable le développement d’une économie industrielle.

La Révolution française a éclaté au nom de la raison, car c’est en tant que raisonnables que tous les citoyens revendiquent d’être égaux en droit. Elle se termine au nom de l’argent puisque, après la réaction thermidorienne (1794), c’est la bourgeoisie affairiste qui rafle la mise.

La bourgeoisie ayant enfin conquis le pouvoir politique s’encadre vite d’une nouvelle « science » alors en plein essor : l’économie politique (le livre fondateur d’Adam Smith sur La richesse des nations est paru en 1776). Le mot « science » requiert les guillemets, car il s’agit d’un savoir très idéologique en ce sens qu’il promeut une vision du monde adéquate aux intérêts marchands.

L’idée première est que c’est la poursuite de l’intérêt individuel de chacun qui fait avancer le bien commun. Et le bien commun est conçu très prosaïquement comme la richesse d’une nation, c’est-à-dire la valeur monétaire – la valeur d’échange – des biens disponibles. Or, explique Adam Smith, la valeur d’échange d’un bien est fonction de la quantité de travail requise pour le produire. Si l’on veut diminuer la valeur d’échange d’un bien pour qu’il s’ouvre un marché, il faut diminuer la quantité de travail pour le produire. Il y a deux facteurs qui se conjuguent l’un avec l’autre pour obtenir cette diminution : la mécanisation du processus de production et la division du travail. Ainsi donc, pour l’homme politique bourgeois, l’enrichissement de la nation passe par la technicisation de l’économique (et l’aliénation corollaire du travailleur), et la technicisation de l’économie passe par l’activité des savants selon la méthode expérimentale. Et les biens ainsi produits en quantité vont permettre de mieux assurer la santé, de faciliter la vie, et de jouir de l’arraisonnement de la nature au service de l’homme.

Ainsi, la perspective politique bourgeoise est congruente au projet initial des promoteurs du Progrès. Cela se traduit, dès la première moitié du XIXème siècle, dans le monde occidental, par la diffusion du métier à tisser, l’installation de voies de chemin de fer, la multiplication des manufactures, la construction des premières grandes unités industrielles, etc.

Mais cela signifie aussi, la dépossession de l’artisan de la maîtrise de son œuvre, l’apparition d’un prolétariat (travail des enfants, des femmes, semaines de plus de 60 heures, etc.), l’exode rural, les conquêtes coloniales avec la spoliation systématique de nouvelles contrées, et, d’une manière moins visible dans un premier temps (mais des auteurs en parlent dès la seconde moitié du XIXème siècle), le pillage ad libitum de ressources naturelles qui ne sont pas illimitées.

On comprend très bien que l’idéologie du Progrès ait eu un effet d’entraînement des populations pour participer à l’industrialisation de l’économie. Dans son ambiguïté même elle joue sur les deux tableaux des aspirations humaines : la demande de bien-être et l’espoir de liberté.

D’une part, le Progrès signifie la mise à disposition d’une grande variété de biens, sans cesse renouvelés (ce qu’on appelle « les nouveautés » ) qui, même si on ne peut pas se les payer sur le moment, montrent qu’on est dans un monde plus riche de possibilités, où la vie peut être plus facile, ce qui est quand même beaucoup plus stimulant pour élargir son horizon et investir l’avenir que les sermons du curé, où l’espoir du passage erratique du colporteur.

D’autre part le Progrès est le mot symbole du refus des castes qui figeaient sans espoir les individus et leurs descendants dans des rapports sociaux de domination. Il signifie l’ouverture de l’avenir vers une société de citoyens libres et égaux, où l’harmonie de la raison aura remplacé l’arbitraire dans les rapports sociaux.

Bien sûr, on sait à quel point ces charges affectives d’adhésion au Progrès se sont heurtées durement aux réalités implacables de l’industrialisation. Ce furent le déracinement des paysans de leur terre, des artisans de leur atelier, des femmes de leur foyer, des enfants de leurs parents, tous utilisés sans retenue pour faire avancer l’industrialisation. C’est l’apparition du prolétariat et l’inacceptabilité de sa condition qui est la clé des multiples révoltes populaires qui ont émaillé le XIXème siècle.

Mais il est intéressant de remarquer que tous les mouvements politiques qui on voulu porter dans l’espace public les espoirs de ces révoltes – socialistes, anarchistes et communistes – ont fondé leur doctrine et leur programme d’action sur l’adhésion au Progrès. Il faut ajouter qu’une majorité de ces mouvements – il faut en exclure les anarchistes et quelques individualités comme Paul Lafargue – ont intégré dans leur projet la valorisation du travail et la poursuite de l’industrialisation. Ce qui signifie qu’ils considéraient que l’émancipation des hommes passe, conformément au dogme de l’économie politique, par l’exploitation de la nature comme simple moyen.

Pourtant aujourd’hui l’idéologie du Progrès ne fonctionne plus. Alors que, jusqu’aux années 60, il était adulé par tous, le Progrès est désormais dénoncé de tous côtés. Pourquoi ? Parce que les deux composantes qui le constituaient – émancipation par la raison et bonheur par des artifices techniques de bien-être – ne peuvent plus cohabiter dans un même mot. L’avancée vers toujours plus d’artifices techniques, telle qu’elle est requise par les exigences de développement des marchés, est devenue absurde. Le petit gain marginal de bien-être de la nouveauté, s’accompagne d’une kyrielle de conséquences négatives facteurs de mal-être au niveau individuel (pensons simplement au remplacement d’un smartphone), et de lourdes menaces de malheurs collectifs (réchauffement climatique, accumulation de déchets, agressions sur l’environnement naturel, etc.). La visée de bien-être par l’exploitation du milieu naturel est devenue contradictoire avec l’exigence de plus de raison.

Qu’est-ce que le Progrès aujourd'hui ? Une baudruche crevée qui n’impressionne plus personne. Même les tenants de la fuite en avant technologique s’en détournent. Ils parlent plutôt de droit pour tous à une technologie, ou d’avancée technologique du point de vue d’un problème particulier ; et d’un point de vue général, ils abordent, lâchement, négativement les choses en évoquant « le retour à la lampe à huile » de ceux qui les critiquent ; les plus audacieux parlent de transhumanisme, ce qui est une manière d’échapper au Progrès puisqu’il s’agirait d’une rupture radicale, d’ailleurs littéralement inconcevable (voir notre L’avenir peut-il être transhumaniste ?)

Il reste que le progrès vers la liberté par la raison garde la continuité d’une ligne lumineuse qui traverse toutes les luttes de ceux qui – depuis les « sans-culottes » jusqu’aux « gilets jaunes » – refusent de n’être que des travailleurs-consommateurs destinés à nourrir l’expansion de l’industrie et du marché.

L’adhésion à ce progrès-là demeure ! C’est pour cela que les locutions « progressiste » et « forces de progrès » persistent. Elles garderont leur pertinence encore longtemps, au moins aussi longtemps que des citoyens lutteront contre les choix économiques et technologiques que continuent à faire des dirigeants déraisonnables. Il faut accepter la persistance de ce progrès-là ! Il faut même la chérir. L’humanité peut-elle avoir de meilleure perspective que « ce moment où le soleil n'éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître que leur raison »

 

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Peut-on renoncer à sa vie privée ?  Ajouter une vignette


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La vie privée exige des espaces privés. Les nouveaux médias les suppriment. Faudrait-il donc cloîtrer les maison, les écoles, les villes, les nations pour brouiller les ondes qui, en ce moment  les transforment en des lieux communs, au détriment du bien commun, lequel suppose une liberté ayant besoin de solitude ?

Rappelons-nous le début des années 2000.  Nous vivions dans une atmosphère de libération liée à l’accessibilité de l’informatique, et à l’apparition continuelle de nouveaux outils numériques. Cela signifiait un immense élargissement de nos possibilités de choix – choisir son matériel, son système d’exploitation, ses logiciels (souvent téléchargés gratuitement), choisir de « naviguer » où bon nous semble, de communiquer, de nous exprimer à l’échelle du monde sur Internet, etc.

Mais moins d’une décennie plus tard l’atmosphère avait bien changé. On était passé d’une culture informatique de la confiance à une culture informatique de la défiance.

N’importe qui peut savoir ce que vous faites sur votre ordinateur connecté si vous ne mettez pas des dispositifs de sécurité. Il faut toujours mettre à jour les logiciels pour combler des failles de sécurité qui n’arrêtent pas de s’ouvrir. Ce qui n’empêche pas que nous constatons de multiples traces d’utilisations non consenties d’informations nous concernant – comme la réception de publicités ciblées.

Finalement, l’impact le plus significatif de ce qu’on appelle la révolution numérique ne serait-il pas le recul, voire la perte de notre vie privée ?

Et pourtant nous participons à peu près tous activement au développement du numérique …

N’est-il pas temps de nous poser la question de la valeur de notre vie privée ?

Que perdrions-nous en perdant notre vie privée ?

Le mot « privé » vient du latin privare qui signifie originellement « séparer », « mettre à l’écart ».

Du coup le latin privus est ambivalent car il signifie à la fois, ce qui est propre à un individu, et le fait qu’il soit privé de quelque chose.

Ce qui amène à interpréter le qualificatif « privée » accolé à « vie » comme cette part de la vie qui n’appartient qu’à soi, et c’est là sa face positive, mais qui n’est telle que parce qu’elle est privée de quelque chose.

Privé de quoi ?

De la vie publique, celle où l’on est confronté à tous les profils humains qui composent une société, et avec lesquels on doit se mettre d’accord pour vivre ensemble.

L’opposition entre public et privé remonte à l’antiquité grecque et exprime fondamentalement une structuration de l’espace.

L’espace public est celui de la vie sociale et de la politique ; l’espace privé est celui de l’habitation et de ses dépendances (la maisonnée) qui permet de satisfaire aux besoins d’entretien et de reproduction de la vie.

L’espace public est ouvert, l’espace privé est fermé pour qu’il ne bénéficie qu’à ceux qui y habitent. C’est pourquoi on en contrôle souverainement l’accès. Il est donc a priori soustrait à l’intrusion des pouvoirs sociaux.

Ainsi la vie privée implique une partition contraignante de l’espace ouvert de la planète, contraignante parce qu’elle est une restriction de la liberté de déplacement.

Mais, du point de vue des Anciens (grecs et romains) – et c’est ce dont rend compte l’étymologie – en notre espace privé, on est en effet privé de l’expression de la liberté propre à l’homme qui se réalise dans l’espace public par l’action politique. Car, nous dit Aristote, « l’homme est un animal politique », c’est-à-dire qu’il réalise son humanité en s’investissant dans l’espace public (comme nous le faisons en ce moment). Ce que ce philosophe justifie par la capacité de langage propre à l’homme qui lui permet d’intervenir dans l’espace public, là « où l’on décide du bien et du juste ».

Ainsi la vie publique, en laquelle s’épanouit la parole humaine pour définir le bien commun en fonction duquel on est d’accord pour vivre ensemble, et donc pour se donner des règles communes, serait la véritable finalité de l’existence humaine.

La vie privée apparaît alors n’être que relative à la vie publique : elle n’en est que le moyen nécessaire. Elle n’est pas une valeur en soi. Après tout, nos besoins vitaux ne nous apparentent-ils pas à l’animal ?

Pour mettre en perspective cette conception si clairement hiérarchisée de la partition vie publique/vie privée léguée par l’Antiquité, il faut se poser la question de son universalité : la retrouve-t-on toujours et partout ?

Cette structuration binaire fondamentale de l’espace vécu est-elle universelle ?

La partition spatiale selon l’opposition privé/public, établie par les Grecs et adoptée par les Latins, apparaît liée à l’histoire de l’Occident.

Mais ce que l’on peut constater, toujours et partout, c’est le besoin des humains de matérialiser un espace de confiance dont ils marquent et contrôlent la limite qui le circonscrit, par opposition à l’espace ouvert aventureux et risqué. Cela se retrouve même dans le camp provisoire du nomade ou chez nos campeurs estivaux.

Pour exprimer cette généralité, nous pouvons parler d’une loi anthropologique de partition de l’espace entre un « espace d’habitation », fermé, et un « espace aventureux », ouvert.

Il faut alors prendre en compte que, suivant les époques et les lieux, il y a de grandes variations dans la caractérisation de cette opposition entre deux espaces.

En extension, l’espace d’habitation peut être, comme aujourd’hui, ajusté à la cellule familiale, mais aussi se dilater jusqu’à la communauté, selon la définition qu’en donne l’allemand Tönnies (1887) : «  Tout ce qui est confiant, intime, vivant exclusivement ensemble est compris comme la vie en communauté ». Les microsociétés dites « premières » (comme en Amazonie), mais aussi les unités villageoises traditionnelles ont ce caractère d’espace communautaire d’habitation protégé.

Est frappante alors la relation inverse qui s’établit entre l’extension de l’espace d’habitation, et la valorisation de l’espace aventureux – plus le premier est élargi, plus on se défie du second. Pendant tout le Moyen Âge, et jusqu’au XVIIIème siècle, en Occident, hors des limites du village, ou des fortifications du château, l’espace est considéré comme le réservoir de tous les dangers – bêtes féroces, bandits de grands chemins, soldatesque en transit, etc. D’ailleurs, c’est aussi l’espace des déclassés : mendiants et vagabonds, bandits de grands chemins, etc. Ce qui amène à noter que ces espaces privés élargis correspondent à des structurations sociales fortement hiérarchisées, avec une quasi impossibilité de mobilité sociale. Ce qui se comprend : l’espace aventureux est d’autant plus investi qu’il ouvre des possibles.

En contrepoint, là où l’espace d’habitation est réduit à la famille, même élargie (souvent aux 3 générations co-vivantes) – par exemple chez les Grecs et les Latins, mais aussi, avec l’époque moderne, la maison ou l’appartement bourgeois, l’espace extérieur devient espace public, avec possibilité de mobilité sociale et est, en cela, fort investi. C’est là que le maître de maison réalise l’essentiel de sa vie, c’est bien pourquoi la capacité à sortir de l’habitation, qui est alors, au sens propre, un domaine privé, devient une revendication de ceux qui lui étaient traditionnellement soumis, les femmes et les jeunes gens.

Or, cette espèce de loi de relation inverse, étonnamment, ne se vérifie pas pour notre époque moderne. Bien que l’espace d’habitation soit en général réduit à sa plus simple expression, celle de la cellule familiale basique, voire de la famille monoparentale, l’espace qui lui est extérieur est l’objet d’un investissement ambivalent. Certes il est toujours investi comme un espace public rendant possible une mobilité sociale, mais il est aussi vécu très négativement comme source de dangers pour sa vie privée.

Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui pour qu’on en vienne à se poser le problème de la sauvegarde de sa vie privée ?

En quoi notre vie privée serait-elle menacée ?

Par rapport à ce que nous avons déjà vu, il faut d’abord s’interroger, qu’elle est cette vie privée qui serait menacée ? A-t-elle quelque chose de commun avec la vie privée des grecs ?

Oui, en ce qu’elle correspond à l’unité d’habitation familiale.

Mais l’exigence de l’entretien et de la reproduction de la vie ne se posent plus du tout de la même manière. Elle est considérablement allégée dans notre société qui crée toujours plus de robots techniques pour accomplir les tâches quotidiennes, tout en mettant à disposition une abondance de biens nécessaires à la vie.

Dès lors que les besoins vitaux sont aisément assurés, n’est-il pas inévitable que, sa fonction fondamentale étant beaucoup moins impérieuse, la vie privée perde de sa sacralité ?

Au fond, comme l’avaient montré les Grecs, le domaine privé est d’abord le domaine de la nécessité, alors que le domaine public est celui de la liberté. À partir du moment où la pression de la nécessité diminue, il est normal que l’espace privé se restreigne et devienne beaucoup plus poreux à l’espace public.

C’est ainsi que, depuis quelques décennies, le quidam n’a eu aucun scrupule à ménager des entrées de l’espace public dans son espace privé – la radio, la télévision, le téléphone, le minitel, Internet, et maintenant le smartphone, soit la connexion permanente à l’espace public grâce à un terminal portable.

La régression actuelle de la vie privée n’est-elle pas le signe d’une libération de l’humanité (au moins en partie) de son asservissement immémorial aux nécessités naturelles ?

N’est-ce pas ce qu’illustre d’ailleurs le mouvement de libération des femmes qui auparavant étaient assignées dans l’espace privé ?

À ce stade on entend l’objection : c’est précisément Internet qui est en cause parce qu’il collecte des tas de données sur nous, que nous réservons à notre domaine privé, sans notre consentement, et dont il est fait un usage intéressé qui nous échappe, etc.

Notre participation au monde numérique ne menace-t-elle pas l’existence même de notre vie privée ?

Le monde numérique menace-t-il l’existence de la vie privée ?

Le monde numérique, en lequel nous sommes fortement sollicités à nous inclure, n’est-il pas la manifestation d’un pouvoir qui ambitionne de prendre un contrôle total sur notre personne, même dans sa vie privée, autrement dit un pouvoir totalitaire ?

Mais il ne faut pas avoir la mémoire courte. Il faut se rappeler qu’à l’origine le monde numérique n’a été en aucun cas un projet de pouvoir totalitaire venant d’une caste dominante.

Le développement de la technologie informatique comme une multiplicité d’ordinateurs personnels connectés en un réseau global est né d’initiatives d’individus qui n’avaient ni capitaux, ni visée affairiste, ni positions de pouvoir, mais le savoir, la compétence intellectuelle et la curiosité d’explorer des voies techniques inédites et qu’ils jugeaient libératrices. C’est ainsi que, de naissance, Internet est un réseau de communication décentralisé, et qu’il s’est manifesté, pendant ses premières années, comme société alternative de solidarité et de partage, dans une organisation parfaitement sauve de pouvoirs dominant.

Or, cette technique de communication numérisée en réseau a une capacité remarquable : elle abolit l’espace ! Sur un terminal connecté vous communiquez aussi bien pour séduire un(e) éventuel(le) partenaire sexuel(le), que pour participer à un débat politique, acheter ou vendre quelque bien, et ceci où que soient géographiquement les interlocuteurs. Et vous communiquez dans l’immédiateté : ils sont là, en présence numérique. Autrement dit, vous êtes dans un espace qui annule la structuration à laquelle depuis toujours vous vous référiez en opposant espace privé et espace public.

Du point de vue des pionniers de l’informatique, cette disparition de la séparation vie publique/vie privée a été vécue comme une libération. C’est comme si la fameuse frontière qui a toujours circonscrit l’espace privée, s’était tout-à-coup dissoute, et que l’on pouvait à son gré, simplement en choisissant à qui on s’adresse, établir une communication soit en intimité, soit ouverte à tous, sans qu’il soit question de frontière à franchir.

Mais il a fallu assez vite, dès le début du millénaire, déchanter. On ne parle pas à quelqu’un sur Internet comme on parle sur la terrasse d’un bar, où l’on peut évaluer le contexte de l’émission vocale et si besoin baisser la voix, mettre sa main en cache, pour dire quelque chose de très personnel. Nous échappent totalement les canaux par lesquels transitent nos messages. On a pris conscience que n’importe quel tiers, par un agencement technique adéquat, pouvait avoir accès, et de multiples manières, au message et aux conditions de son émission, et même au contenu de l’ordinateur avec lequel on l’émet.

C’est ainsi qu’est arrivé le temps des mots de passe, des cookies, des pare-feu, des virus et antivirus, des mises à jour de sécurité, etc. On avait une frontière bien visible à surveiller. On en a aujourd’hui une multitude, avec, pour les surveiller, des outils que d’autres nous accordent et sur lesquels nous n’avons aucune maîtrise technique.

Désormais, chacun de ceux qui possèdent un terminal de connexion à Internet sait qu’il est profilé dans de multiples bases de données qui s’alimentent de ses passages sur le réseau, sans qu’il puisse les contrôler. Mieux ! La récolte systématique et aussi poussée que possible de données personnelles sur Internet, est promue comme la bonne pratique dans les écoles enseignant « les nouvelles technologies ». Et la généralisation récente des smartphones toujours connectés a surmultiplié la moisson abondant les bases de données.

Cette numérisation de la vie de chacun ne se source pas uniquement sur Internet puisque des caméras, voire des drones, sont placés en surveillance – et le plus souvent par les autorités publiques – de manière de plus en plus dense, avec la possibilité d’identification des individus par reconnaissance faciale.

Or, la loi protège la vie privée – art. 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies : « Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée », reprise par l’article 9 du Code civil français. Ainsi, le droit est constamment bafoué, et même par ceux qui sont en charge de le faire respecter. En fait, il est clair que la rapide numérisation de la société, et les pratiques qu’elle a promues, ont rendu la loi inapplicable : comment chaque citoyen pourrait-il « gratuitement, sur simple demande avoir accès à l’intégralité des informations le concernant sous une forme accessible » ( CNIL) de la part de Google, ou de toute autre organisme qui le fiche ?

Donc, oui ! Le monde numérique menace gravement l’existence de notre vie privée, au sens où, en ce monde, il n’y a plus la possibilité de tracer une frontière contrôlable pour préserver tout ce que, en notre vie, nous voulons garder hors de tout regard extérieur à notre sphère personnelle.

Même les règles de droit gravées dans le marbre des textes les plus sacrés de notre civilisation, ne peuvent nous protéger de ces intrusions.

Mais, avons-nous fait ce qu’il fallait quand il le fallait pour que le droit prévale ? N’avons-nous pas fermé les yeux sur la vulnérabilité intrinsèque à la vie numérique, tout accaparés que nous étions à profiter des facilités de communication que nous offrait ce nouveau monde ?

D’ailleurs, même du point de vue de la sécurité, le bilan n’est peut-être pas si négatif. Le monde numérique, en quelques clics, met à disposition des informations qui permettent d’anticiper d’éventuels dangers pour soi ou ses proches, et lorsque ces proches se trouvent éloignés spatialement, il permet de s’assurer de leur bonne situation, d’une manière générale il facilite le repérage, par les autorités d’agissements d’individus malveillants pour la sécurité publique.

Où serait précisément le mal, si le bilan est positif entre la menace sécuritaire qu’implique l’aspiration de nos données privées – on en a l’idée en particulier avec les mésaventures, voire les drames, de certains qui se trouvent trop à découvert sur les réseaux sociaux – et le gain global de sécurité personnelle et collective qu’amène le monde numérisé ?

Mais, justement, la sécurité peut-elle être un but en soi ? La visée d’une existence humaine peut-elle être réduite au contentement de survivre, même douillettement ?

La voie totalitaire

Nous savons que la venue du monde numérisé a abouti à donner un nouveau dynamisme aux échanges marchands, et a donc conforté la mercatocratie (le pouvoir du marché). Or, la finalité de l’existence humaine promue par l’idéologie marchande tient dans la formule « réussir sa vie ». Et cela signifie se donner les moyens, mieux que les autres, de satisfaire ses désirs, et donc de maximiser ses situations de bien-être liées à la consommation de biens marchands, et donc d’être gagnant dans la compétition pour l’enrichissement.

De ce point vue, le monde numérisé connecté en un réseau mondial se présente comme un formidable outil pour réussir sa vie : facilitation d’accès aux biens qu’on désire acheter ou vendre, comparatifs de prix, spéculation aisée sur les valeurs boursières et surtout sur les monnaies numériques, revenus acquis par les clics sur les pages aguicheuses que l’on a mis en ligne, etc. Ce n’est pas un hasard si des fortunes mirobolantes se sont construites, ces dernières décennies, par l’exploitation du monde numérique.

Or, il faut avoir conscience que ces désirs liés à la consommation se vivent généralement sur le mode du besoin, c’est-à-dire comme des nécessités : on dit qu’on a besoin d’un nouveau smartphone, de changer mon véhicule, etc. !

Pourquoi a-t-on besoin, par exemple, d’un véhicule surdimensionné pour faire individuellement de simples trajets interurbains sur des voies en parfait état ? Parce que l’imaginaire par lequel on investit cet objet est la réponse par réaction à une interpellation venant de la société – la publicité et les influenceurs de tout acabit finissant par créer un effet de mode – qui signifie à l’individu que c’est son identité qui est en jeu dans l’acquisition de ce bien. Alors, de ce point de vue, il n’a pas le choix. Il ne peut pas envisager de ne pas se reconnaître, de ne pas être reconnu, dans sa valeur propre, parce qu’il ne conduit pas le bon véhicule.

Et c’est bien parce que ces désirs sont vécus comme des besoins, que sont si nombreux les individus qui acceptent de consacrer la majeure partie de leur temps de vie en veille, comme l’essentiel de leur énergie vitale, à des activités qui ne les concernent que très peu, ou pas du tout, pour de l’argent.

On présente la société industrialo-marchande de consommation, comme la société du triomphe du désir et du plaisir. En réalité nous vivons dans une société essentiellement besogneuse, une société de nécessiteux.

Cela, Hannah Arendt l’avait déjà reconnu dès 1958 dans Condition de l’homme moderne : « On dit souvent que nous vivons dans une société de consommateurs et puisque, nous l'avons vu, le travail et la consommation ne sont que deux stades d'un même processus imposé à l'homme par la nécessité de la vie, ce n'est qu'une autre façon de dire que nous vivons dans une société de travailleurs. »

Or, dès cet ouvrage, la philosophe avait pointé un délitement de la vie privée de « l’homme moderne ». Elle montrait en effet que cet avènement de la société du travail et de la consommation impliquait une dégénérescence de l’espace public.

Rappelons que l’espace public avait été reconnu par les Anciens comme le lieu où prenait sens l’existence humaine, en ce que le citoyen y exerçait sa liberté la plus humaine, celle de s’investir pour le bien commun de la société. Mais l’espace « public » de la société moderne ne se préoccupe plus de l’avenir comme perspective de la réalisation d’un bien commun. Puisqu’il est absorbé par l’extension et l’intensification des flux marchands et l’enrichissement qu’ils génèrent – ce qu’on appelle la « croissance » (du PIB).

Ainsi, ce qui caractérise la condition de l’homme moderne, nous explique Arendt, c’est que la formulation de ses besoins et la gestion de leur satisfaction ne sont plus l’apanage de la sphère privée, mais sont devenus l’affaire essentielle de la société. Ce qui se voit clairement lorsqu’on vous fait comprendre, sur Internet, que, plus vous donnerez accès à votre vie personnelle, plus on sera à même de proposer la réponse adéquate à vos besoins, et même de les anticiper.

La société de travail et de consommation, c’est l’obsolescence de la vie privée par son absorption dans la vie sociale à la main des véritables maîtres, les majors de l’économie, qui sont en position d’orienter les besoins en fonction des biens qu’ils ont intérêt à mettre sur le marché. Pas de besoin de SUV sans une décision de concevoir et promouvoir des véhicules offrant une plus grande marge de bénéfices, pas de besoin de PMA sans une offre distillée dans les cabinets médicaux, etc.

Mais alors, la société, au lieu de nous ouvrir la plénitude l’avenir dans la visée du bien commun (ce qu’était l’espace public des Anciens), nous arrime au présent, puisque c’est toujours au présent qu’on a besoin. Et l’investissement de l’avenir ne va pas plus loin que l’attente du bien qui apportera la satisfaction, laquelle attente doit être la plus courte possible : nous savons que le commerce sur Internet ne cesse d’en réduire le délai. Au-delà, le seul avenir qui est pris en considération au-delà, est celui de l’anticipation, par les grands affairistes et les politiques qui leur sont liés, des besoins et des productions à venir – ce qui projette à une ou deux décennies.

C’est pour cela que la société moderne est intrinsèquement courtermiste, et donc incapable de maîtriser les conséquences écologiques de ses activités.

Hannah Arendt incriminait la société de consommation à une époque en laquelle on ne soupçonnait même pas la possibilité d’un monde numérique. Mais ce dernier étant advenu, on se rend compte qu’il a pleinement accompli la tendance qu’avait décelée Arendt, d’une disparition de la vie privée. En effet le monde numérique, en abolissant l’espace, élimine le seul pouvoir qu’ont les individus pour instituer leur domaine privé : circonscrire leur espace d’habitation et en contrôler souverainement la limite.

Certes, l’espace d’habitation est bien toujours là, mais le pouvoir social exerce une pression intense – particulièrement voyante dans l’extension de la polyvalence du smartphone – pour que de plus en plus d’actes de la vie courante se fassent par écran connecté interposé, c’est-à-dire dans le monde numérique.

Or là est la voie du totalitarisme, c’est-à-dire d’un système de pouvoir tendant à la totalité. Car, nous projetant ainsi dans un monde en lequel chacun peut lui être totalement transparent, le pouvoir mercatocratique se donne effectivement les moyens de contrôler la totalité de la société, mais aussi la totalité de la vie de ceux qui la composent, et donc de maîtriser les choix de comportements de chacun.

Il faut envisager que le « tous-connectés-toujours-et-partout » vers lequel est emmenée la société aujourd’hui nous avoisine dangereusement du totalitarisme.

Mais n’est-ce pas en ce contexte que la résistance au nom de la défense de sa vie privée prend son sens ? 

Le sens de la résistance au nom de la vie privée

Chacun de nous sait, intuitivement, que son existence ne peut se limiter au courtermisme en lequel voudrait l’enfermer la société de consommation. Une vie humaine ne peut se satisfaire de l’accumulation de petites attentes et de petites satisfactions.

Que lui manque-t-il que la société moderne soit incapable de lui apporter ?

Il est temps de rappeler que la vie privée est l’espace qui prend en charge les nécessités de la vie. Or, il apparaît ici qu’il faut étendre ce domaine de la nécessité au-delà des simples besoins à court terme. Car il y a une nécessité proprement humaine et qui est à long terme, c’est la nécessité de donner un sens à sa vie ! Alors que les autres espèces ont une finalité assignée par la biosphère, l’humain seul doit choisir ce qu’il fait de sa vie.

C’est pourquoi chacun a une part de lui-même qui revendique la perspective d’un bien comme un idéal humain en fonction duquel se feront ses choix de vie. Et l’on sait qu’au niveau social cette finalité s’appelle le bien commun. Or, il y a une priorité du bien commun sur le bien personnel, car une vie sociale pacifiée est la condition nécessaire pour faire valoir son propre bien. Et la pensée du bien commun implique que l’on se place dans la filiation du passé – en fonction de quels bien commun les sociétés antérieures se sont-elles situées ? – et que l’on investisse l’avenir dans sa plénitude – dans quelle direction penser l’avenir de l’aventure humaine ? – ce qui n’est que vivre dans une temporalité humaine.

Par contre, c’est le propre du courtermisme de la société de travail et de consommation d’évacuer cette dimension humaine. Son seul horizon, c’est de pourvoir aux besoins présents quitte à ce qu’ils soient provoqués en fonction d’intérêts marchands. Or cette temporalité déterminée par les besoins et leur satisfaction est assurément la temporalité de l’animalité.

Laisserait-on penser que notre élite affairiste vivrait et voudrait nous faire vivre animalement ? L’expérience nous apprend, en tous cas, qu’elle est incapable de prendre en charge l’avenir puisque, malgré les alertes répétées, elle a mis l’humanité dans une crise, à la fois écologique et sociale, qui, tant qu’elle a le pouvoir, ne trouve aucune issue.

Pourquoi l’envahissement rampant de notre vie par les antennes de la société de consommation, afin qu’elle lui devienne totalement transparente, est-il vécu comme une menace, malgré tous ses avantages ? N’est-ce pas parce que nous sentons que c’est notre droit à nous projeter dans l’avenir, à donner un sens à notre vie, à exercer notre liberté humaine, qui est ici en cause ?

Car c’est bien d’un domaine privé dont nous avons besoin pour cultiver cette liberté ! Dans le cadre familial l’enfant essaie de comprendre les choix de ses proches (ce qu’illustre le questionnement du petit enfant à ses parents), dans son intimité personnelle il enrichit par son imaginaire le monde de possibles qu’il peut ensuite mettre à l’épreuve déjà par le jeu, et ensuite dans la réalité, soit en essayant, soit en se confrontant à l’opinion d’autrui.

L’exercice de notre liberté humaine est l’affaire la plus importante de notre existence. Avant d’être transplantée dans le grand air d’un espace public de débats, où elle s’épanouira, la liberté doit se cultiver de manière protégée, comme en serre. Et cette serre ne peut-être qu’un domaine de vie hors d’atteinte des menées d’une mercatocratie qui révèle aujourd’hui ses tendances totalitaires.

Il faut donc nous réserver un espace de vie privée ! Il faut savoir prendre le temps de lever la tête de nos écrans (merci quand même de m’avoir lu jusqu’au bout :). Non pas par peur d’un envahissement qui s’emparerait de je ne sais quel trésor sis en notre ego. Mais parce que c’est la voie pour que nous reprenions la main sur le bien commun, et donc la condition pour nous redonner un avenir.

 

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Sur une dégradation signalétique du langage  Ajouter une vignette


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C'est bien parce que la langue est l’œuvre humaine la plus précieuse qu'il importe de prendre garde de ce que les hommes en font. Or, il semble bien que la conjonction des innovations technologiques dans le domaine de l'informatique et de la communication avec les intérêts marchands contribue de manière assez systématique à la dégrader en codes de signaux.

« La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici
Hannah Arendt, La crise de la culture, 1961


Comment se sortir de l’idée, si massivement promue de nos jours, que le sens de la vie humaine est la réussite individuelle et qu’en conséquence la vie sociale est essentiellement compétition ? On peut toujours lui opposer l’idée que l’humain se réalise dans la solidarité et la coopération. Mais c’est alors valeur contre valeur ; car aussi intéressants que soient les arguments pour la solidarité humaine, ils ne sont jamais décisifs face à un parti pris individualiste. Pourtant, il y a un fait qui devrait disqualifier sans appel cet individualisme contemporain, c’est le fait du langage ou, plus précisément, l’existence des langues. Nul ne peut sous-estimer l’ampleur de la coopération collective qui préside à l’existence d’une langue !

On polémique ainsi pour ou contre la légitimité de l’enrichissement personnel, les bienfaits ou méfaits de la société marchande mondialisée, etc., en se promenant dans sa langue comme un poisson dans l’eau sans prendre garde du profond accord entre les interlocuteurs qu’elle présuppose.

Cette méconnaissance de la valeur d’une langue mérite d’être interrogée car elle contribue à restreindre la possibilité de confiance de l’homme en l’humanité. Ce qui facilite la tache des forces sociales qui poussent à un détachement des individus de leur culture héritée afin de les rendre plus adéquats aux exigences du développement du marché appuyé sur les innovations techniques.

Le langage est-il naturel à l’homme ?
Le mode usuel de déconsidération des langues est l’affirmation que le langage est naturel à l’homme. Comme nécessité naturelle il devient un donné neutre, ce qui permet d’occulter le mérite des hommes. Et il y a des arguments pour cela. Le langage n’est-il pas universellement présent en notre espèce ? Le petit de l’homme n’est-il pas le seul à s’orienter spontanément vers son acquisition lors de son développement ?

Pourtant on ne peut pas se contenter de cette affirmation ! Les langues sont diverses. Elles naissent, vivent, et meurent. Et derrière tout cela, il y a bien des myriades d’initiatives humaines. Si l’on y réfléchit, chaque proposition lancée par une voix humaine est un choix sur l’avenir de la langue. Et si les langues sont si variées, c’est parce ces initiatives vocales sont prises dans des histoires, des histoires de groupes humains. Les langues sont bien de part en part culturelles. Elles sont des œuvres exprimant la liberté humaine. Les œuvres les plus précieuses, sans doute. Car ce qui singularise la langue comme œuvre, c’est qu’y contribuent tous les membres du groupe social au long des multiples générations. La langue est la plus belle œuvre humaine, parce que c’est la seule qui soit une œuvre collective sans restriction.

S’il peut y avoir une impression de naturalité du langage, c’est sans doute par la propension du théoricien à occulter la vie réelle des langues derrière l’idée de « faculté de langage ». Mais cette faculté de langage n’est qu’une abstraction opérée à partir de l’efflorescence des langues. Ces constantes universelles que l’on retrouve ne sont que le tribut des nécessités naturelles sur lesquelles s’appuie le développement d’une langue – le babillage n’est que l’essai des syllabes, les labiales sont les premières consonnes physiquement accessibles, etc.; mais ce qui permet l’accès à la langue d’un enfant, c’est toujours le guidage et l’apprentissage délibérés de l’adulte. L’enfant sauvage ne parle pas.

D’autre part, la propriété de « plasticité neuronale » du cerveau – le fait que des expériences répétées dans un certain domaine modifie le cerveau en multipliant les connexions servant à les gérer – produit l’effet d’une inscription physiologique d’une activité culturellement acquise. Par usage accumulé du langage notre cerveau a effectivement développé des aires vouées à sa maîtrise. Le cerveau de l’homme de parole n’est pas tout-à-fait le même que celui d’avant la parole. De même le cerveau de l’homme de l’écrit a évolué par rapport à celui de l’homme des cultures exclusivement orales.

Il reste que l’espèce humaine n’est dotée d’aucun organe approprié à la parole. Elle a la structure squelettique appropriée à la marche. Elle a la polyvalence fonctionnelle des mains appropriée à son aptitude technique. Mais pour se donner la parole, l’homme a dû détourner des attributs physiologiques qui ont une fonction naturelle vitale par ailleurs : les cordes vocales qui signalent les situations d’alerte (le cri), le souffle qui oxygène l’organisme, l’appareil buccal qui ingère les aliments. Et il n’est même pas le seul à avoir cette capacité de détournement, comme le montrent, entre autres, les perroquets qui se plaisent à imiter la parole humaine. D’ailleurs la langue peut emprunter d’autres voies que le son et l’ouïe pour se manifester, comme la graphie et la vue (l’écriture), le geste et la vue (langage des sourds-muets), la sculpture sur papier et le toucher (le braille).

Parler une langue n’est pas naturel aux hommes. Cela est leur choix. L’espèce humaine est cette espèce de mammifères qui a eu l’insigne audace de se lancer dans l’aventure du langage. Est-elle la seule ? Il le semble bien, mais pour en décider, il faut avoir une claire idée de ce qui distingue le langage d’autres systèmes de signes en usage dans le monde vivant.

Les animaux parlent-ils ?
Les animaux peuvent avoir des systèmes de signes très élaborés. Surtout ceux qui ont une vie sociale fortement intégrée. Les abeilles, par exemple, communiquent précisément la situation d’un champ de fleurs par les caractéristiques d’une sorte de danse qu’elles exécutent à l’entrée de la ruche. Les cétacés communiquent par des sons et des ultrasons qui relèvent de systèmes de signes très affinés par leurs différences de fréquences, de durée, d’intensité, de ligne mélodique même, etc. Les singes verts donnent l’alerte grâce à des cris différenciés selon la nature du danger : « chirp » pour un lion, « uh » pour la hyène ou l’homme.

Les animaux utilisent leur système de signes pour réagir à une situation donnée qui peut les affecter ou qui a une importance pour le groupe. En ce qui concerne les mammifères supérieurs, il peut y avoir, entre le stimulus et la réaction, place pour une médiation d’ordre spirituel – un raisonnement. Peut-être le singe vert est-il capable de mettre entre parenthèses sa peur et de déduire de ses impressions visuelles qu’il s’agit plutôt d’une hyène que d’un lion, comme il est capable de choisir le bâton suffisamment long pour ramener à portée de sa main la banane jetée par l’enfant un peu court hors de sa cage ?

Ainsi la différence essentielle entre l’homme et l’animal n’est peut-être pas, comme les philosophes le disent volontiers depuis Aristote, dans l’usage de la raison (il y a tant de manifestations de la raison dans la nature, en dehors de l’esprit humain !). Il est peut-être plutôt dans le sens que prend chez l’un et l’autre l’usage d’un système de signes.

Le sens des systèmes de signes animaux est la meilleure insertion dans un milieu déterminé (son biotope) en lequel l’espèce est appelée à vivre. L’usage des signes s’inscrit dans les comportements-réponses par lesquelles le groupe interagit avec son biotope de façon à ce qu’il prospère et se reproduise au mieux car c’est là le Souverain Bien que lui assigne la biosphère. Chaque signe émis appelle donc un comportement déterminé de la part du récepteur. On appelle « signal », ce type de signes qui appelle clairement un comportement-réponse déterminé à l’intérieur d’un groupe social. Il faut appeler « codes de signaux », nous dit Émile Benvéniste (Problèmes de linguistique générale, I, chap. 5), de tels systèmes de communication dont sont dotés les animaux, et par lesquels ils peuvent mieux tirer parti de leur biotope.

Il n’y a donc pas, à proprement parler, de langage dans le monde animal. Car une langue met en œuvre des unités signifiantes – les mots – qui sont bien différentes des signaux.

Crée-t-on une langue pour communiquer ?
Maurice Pradines exprimait ainsi cette spécificité des mots du langage :
« “J'ai faim” non seulement n'a aucun rapport avec les gestes expressifs par où les affections de ce genre trouvent si facilement à se faire connaître d'une manière étonnamment précise, mais à certains égards il en est le démenti. Car il signifie moins : J'ai ma faim, que : j'ai ta faim, du moins celle dont tu as fait l'expérience, en tout cas embryonnaire. Mieux, il signifie : J'ai leur faim, j'ai la faim universelle. (…) Ce n'est pas de sa faim seulement que prétend mourir un homme qui dit mourir de faim. C'est de la faim de tous, de ce fléau général qu'est “la faim” » (Traité de psychologie générale, II, 1, 1946).

Chaque humain peut communiquer toute souffrance, en particulier la faim, par des signaux déterminés par sa conformation naturelle, et qui lui sont d'ailleurs commun avec d'autres mammifères : tels sont le cri, l'attitude d'imploration, etc. Pourquoi alors employer l'expression verbale ? Parce que celle-ci métamorphose ce qui ne relève que de mon expérience – ma détresse physique et morale – en un universel, c'est-à-dire ce qui relève de l'expérience de tous. En disant « j'ai faim » je ne suis plus enfermé dans ma souffrance. Je suis de plein pied avec tous les humains, dans une expérience qui a sens pour toute existence humaine. Je place mon expérience dans la réalité du monde.

C’est pourquoi la parole a une signification d’une toute autre portée que le cri, ou tout autre signal, puisque les mots utilisés, en tant qu’ils sont définis, renvoient à l’infinité des situations concernées par leur définition. C’est en cela que le langage est symbolique – sa signification est inépuisable. L’acte de langage ne fait pas que communiquer sur une situation particulière afin d’engendrer la réponse comportementale appropriée. Il n’est pas réductible au modèle stimulus/réponse. Sauf mésusage – qui, nous le verrons, est possible – chaque acte de langage est une « proposition », c’est-à-dire, comme l’indique l’étymologie, une prise de position sur le monde. C’est bien le langage qui concrétise la formule de Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition » (Essais, III, 2)

En effet, contrairement aux espèces animales qui occupent un biotope, l’homme habite le monde. Car il n’est pas dans la même situation biologique que l’animal. Il n’a pas de milieu propre. Autrement dit, il n’a pas de biotope assigné par la biosphère. Il se retrouve sur cette planète, d’emblée, en déficit de comportements-réponses naturellement prédéfinis (par instinct) pour s’adapter à son environnement naturel. L’homme est l’espèce nue au sens propre et au sens figuré : non seulement elle dépourvue d’un enveloppe corporelle protectrice comme les autres espèces, mais aussi elle ne sait où se mettre. Elle est naturellement l’espèce vulnérable par excellence : « La proie des bêtes sauvages, la victime la plus désarmée, le sang le plus facile à verser. Les autres animaux sont assez forts pour se protéger eux mêmes  … L'homme n'est environné que de faiblesse : il n'a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter; nu, sans défense, l'association est son bouclier. » (Sénèque, Des Bienfaits, IV, 18)

L’universalité des mots de la langue concrétise cette association dont les hommes ont besoin pour que leur espèce soit viable. Elle leur permet de reconnaître la valeur des choses nommées. Par là elle leur donne le monde habitable, c’est-à-dire un systèmes de choses sensées par rapport auxquelles ils peuvent orienter leur comportement. Comme l’écrivait Hanna. Arendt : « La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici.» (La crise de la culture, 1961)

Ce que donne une langue au peuple qui la parle, bien plus profondément qu’une capacité souple de communication, c’est d’abord un monde habitable.

C’est à cet aune qu’il faut comprendre la soif de nommer de l’enfant de 3-4 ans : il désire ardemment dépasser la communication signalétique pour habiter le monde commun des hommes. C’est également de cette valeur de la langue que procède le bavardage qui, bien que n’ayant à peu près aucun intérêt informatif, permet de concrétiser son appartenance au monde. Et il y a tant d’autres investissements dans le langage où les hommes font vivre le monde au bouts des mots, avec réalisme (la connaissance), pour partager une émotion esthétique (la littérature), ou pour simplement en jouer (jeux de mots, humour, etc.).

Nous disons bien le monde et non un monde – qui serait relatif à la langue utilisée – car au-delà de la spécificité du découpage sémantique de chaque langue c’est bien le même monde commun des hommes qui est toujours visé. C’est bien pourquoi la valeur de vérité est essentielle au langage quelle que soit la langue mise en œuvre – la vérité du discours, c’est son exigence immanente de parler du monde ; c’est pourquoi aussi toutes les langues se retrouvent dans les énoncés scientifiques ; c’est pourquoi enfin la traduction d’une langue à l’autre est possible et fonctionne avec un niveau de perte de significations somme toutes secondaire.

En réalité, la pluralité des langues est un des grands atouts de l’humanité. Loin de cloisonner les peuples, elle leur donne la possibilité de multiplier les points de vue sur le monde et de faire varier la hiérarchie de valeurs en fonction de laquelle il peut être ordonné. Il faut peut-être penser l’épisode biblique de Babel non plus comme une malédiction mais comme un événement heureux et prometteur. Il faut respecter les langues minoritaires, les patois locaux, ce sont des trésors trop méconnus de savoirs sur le monde. Qu’il y ait des langues qui dominent, c’est bien naturel. Mais qu’on se préserve de la langue universelle, que ce soit l’anglais ou même l’esperanto !

Mais si l’on observe l’évolution des usages du langage aujourd’hui, en particulier sous les réquisits d’innovations techniques de grand effet sur la vie sociale, le véritable danger actuel ne serait-il pas la propension au « parler pour ne rien dire » ?

Peut-on parler pour ne rien dire ?
Comment peut-on parler pour ne rien dire ? En négligeant le monde. C’est-à-dire en délaissant le lien des mots avec le monde.

Comment cela est-il possible ? En déconsidérant la capacité des mots à désigner une réalité commune. C’est ce qu’ont fait les Sophistes, il y a quelques vingt-cinq siècles, en affirmant que « l’homme est la mesure de toutes choses », autrement dit que chacun à sa propre vérité, ce qui annihile le monde commun dont rendrait compte le langage.

Nous avons montré dans notre texte Misère de l’homme-mesure l’inanité, déjà dénoncée par Socrate, de la doctrine sophiste. Mais nous avons aussi reconnu qu’elle se trouvait répondre pleinement aux intérêts de ceux qui, aujourd’hui, s’activent à soumettre le monde à la logique de la valeur marchande. Car dans la société du marché mondialisé, il ne s’agit pas tant de se confronter à la réalité du monde – laquelle, cela finit par se savoir, est particulièrement accablante pour le système de pouvoir qui la gouverne –, il s’agit bien plutôt d’arrimer le désir de chacun aux mirages de la marchandise.

Or, si la parole ne vise plus à dire le monde commun, à quoi peut-elle servir ? Les Sophistes avaient la réponse : à déclencher chez autrui le comportement souhaité par l’orateur. Or une parole dont la vocation est de déclencher un comportement déterminé du récepteur devient un signal. Et un signal ne parle plus du monde commun des hommes. Ainsi, Platon fait dire à Gorgias : « Qu'un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s'il faut discuter dans l'assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j'affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l'orateur sera préféré, s'il le veut. » (Gorgias, 456b-c). Le Sophiste n’a donc aucun égard à la réalité du monde – ici : savoir qui a les compétences de médecin – ne visant que l’effet de la parole sur le comportement d’autrui – « être élu comme médecin ».

Ne reconnaît-on pas ici la manière de fonctionner de ce domaine d’activité, aujourd’hui proliférant, de la « communication » ? Après tout, les « communicants » ne font rien d’autres que de tenter d’imposer des signaux dans la vie sociale, et une de leurs grandes affaires est de transformer les mots de la langue en signaux.

Reconnaissons d’abord qu’il est dans le fonctionnement normal d’une langue que la plupart des propositions émises appellent un comportement-réponse déterminé. C’est ce que les linguistes appellent la fonction pragmatique du discours – « J’ai invité Paul ce soir », il faut donc préparer pour une assiette de plus. Mais cette fonction ne s’ajoute que secondairement à la dimension essentielle du discours qui est d’être symbolique – de nous dire quelque chose sur le monde. Nous voyons bien, dans l’exemple précédent, que le comportement-réponse, chez le récepteur, s’étaie sur la représentation de la venue de Paul. Au repas familial pluriquotidien « Passe-moi le sel ! » devient quasiment un signal ; « quasiment » parce que la proposition offre, au moins potentiellement, à représenter (un repas se partage). Le pur signal linguistique advient lorsqu’on peut se contenter du mot seul. On dira alors « Sel ! » comme on peut dire « Stop ! », « Un, deux trois, partez ! », « En joue, feu ! », « Au secours ! », etc.

On ne parlera de signalétisation des mots qu’à partir du moment où toute représentation est court-circuitée par l’effet pragmatique du discours. On dira alors que la perception du signe déclenche le comportement. On comprend qu’alors la langue est comme dégradée en un rapport mécanique de cause à effet. Mais, comme les exemples cités ci-dessus nous le font pressentir, cette signalétisation peut être légitime. C’est le cas des circonstances où il est prioritaire de communiquer le plus efficacement possible sur le bon comportement. C’est pourquoi chaque langue comporte une part nécessaire de mots signalétisés.

Mais il est remarquable que le volume des discours de propagande a fortement augmenté depuis près d’un siècle avec l’apparition des médias de masse (radio, télévision, etc.) Or, on retrouve dans la propagande l’ambition sophiste d’un discours qui serait au service de son intérêt particulier en déterminant le comportement du récepteur. C’est bien pourquoi les usages du langage, aujourd’hui, penchent bien plus lourdement que par le passé du côté de la signalétisation (il faut tenir compte, dans ce bilan, du progrès de l’individualisme : on vit beaucoup plus en relation avec des objets, et beaucoup moins avec autrui). Pour le chef de publicité, le véritable accomplissement est atteint lorsque le nom de la marque est devenu un marqueur social, c’est-à-dire un signal de rapports sociaux déterminés par un certain type de valorisation de celui qui s’affiche avec l’objet de marque : jeunesse dynamique pour une boisson gazeuse, sportif classe pour un vêtement, etc. L’animateur d’un meeting préélectoral tient son public à partir du moment où il déclenche à volonté les vivats en prononçant le nom du candidat à promouvoir, et les « Houhou ! » en prononçant le nom de son adversaire.

Depuis deux décennies, avec la généralisation du traitement numérique du langage, ce phénomène de signalétisation trouve de nouvelles opportunités pour s’étendre. En effet, il est très aisé de conjuguer l’automatisation des processus que permet l’informatique avec le caractère mécanique du fonctionnement du signal.

Les mots-clés de nos textes numériques sont des mots devenus signaux : ils signalent que le texte doit être rattaché à un thème déterminé. Jusque-là rien de gênant : les mots-clés sont un peu les héritiers numériques des index des livres imprimés qui étaient déjà des signaux. Mais quand ces mots-signaux sont accessibles sur le réseau mondial – ce qui est le plus souvent le cas – ils sont la pâture de robots, tels les moteurs de recherche, lesquels démultiplient leur valeur de signal. C’est bien pourquoi Internet est devenu aujourd’hui un réseau de mots-signaux : entrer sur Internet consiste essentiellement à entrer des mots signaux … et à recevoir des pages qui ont été reliées à ces mots signaux.

Tout cela est très pratique, puisque l’on peut obtenir quasi instantanément des documents pertinents pour sa recherche. Mais l’affaire s’est compliquée à partir du moment où le système marchand s’est massivement investi sur Internet. En particulier en monnayant la publicité sur les pages visitées, il a induit une compétition au nombre de visites – nombre de clics d’entrée – sur chaque page. Il en est découlé le développement de techniques de référencement – comment faire pour que les moteurs de recherche mettent en avant vos pages – qui ont renforcé le rôle de signal des mots. Pour être bien référencé, il s’agit non seulement de mettre les mots-clés intéressants, mais de faire passer de tels mots – pas forcément directement lisibles d’ailleurs – dans les titres, les présentations, au début des textes, etc. Les mots « intéressants » en tel contexte sont les mots qui génèrent les plus nombreux clics, parce que la promotion des pages dans les moteurs de recherche est fonction du nombre de visites.

Les mots sur Internet deviennent ainsi des signaux comme à double-fond. Ils signalent un thème, et en cela reconduisent dans la langue symbolique (qui dit quelque chose du monde) comme le ferait un index. Mais ils signalent aussi en tant qu’« attracteurs de clics ». Ils renvoient alors chacun à un nombre déterminé de clics qui les discrimine et les constitue en un code de signaux en lequel est totalement évacuée leur signification symbolique originelle. Or, en tant que tels, ce sont des signaux prioritaires puisqu’ils conditionnent la rencontre de la page mise en ligne avec son lectorat. De plus ces signaux sont déterminés automatiquement par les robots qui font sans cesse le tour d’Internet pour comptabiliser leur visibilité. Dès lors, le sujet du discours sur Internet – aujourd’hui tout un chacun – se trouve entraîné dans une logique inédite : il ne s’agit plus de promouvoir les mots qu’il juge intéressants pour ce qu’il veut dire, mais de rattacher coûte que coûte ce qu’il veut dire à des mots-signaux qui ont une cote (en clics) avantageuse sur la Toile. Mettre les mots qui déclenchent les clics – ou les achats, ou les votes, ce sont des équivalents – c’est là une logique d’usage de la langue promue par les Sophistes et qui était, jusqu’à récemment, le propre des annonceurs publicitaires et des communicants. On voit l’effet boule de neige d’une telle logique : plus un mot est cliqué, plus il cliquable, etc. Il se crée ainsi des trajets démesurément privilégiés et un Réseau globalement très déséquilibré et aussi fort volatil puisque, par effet de mode, des mots-signaux deviennent du jour au lendemain follement prisés en fonction de facteurs parfaitement circonstanciels, tel un événement d’actualité.

On peut donc parler d’une aliénation de la langue par signalétisation dans son usage sur Internet. Rappelons que ce n’est pas Internet en tant que tel qui est en cause, mais le fait que le système marchand ait pu en faire un champ de compétition généralisée. Le réseau mondial favorise cette mise en compétition parce que – revers de son universelle capacité de communication – il fait perdre de vue le récepteur. Ne sachant pas qui est son récepteur, ce que sont ses intérêts, pour que la communication se fasse on a effectivement besoin de signaux qui réalisent un minimum de reconnaissance. Le langage est perverti à partir du moment où l’on fait des mots-signaux un enjeu de pouvoir (ce pouvoir étant jugé au nombre de pages vues). Les textes numérisés sur le réseau mondial permettent aisément de donner une objectivité mesurable à ce pouvoir. Dès lors peut s’installer une compétition généralisée faisant de la Toile une immense arène sophistique, en laquelle chaque internaute est requis de se faire apprenti sophiste.

Cela signifie que les mots les plus affichés sur Internet sont des mots dégradés en ce qu’ils ne disent rien du monde parce qu’ils ne servent qu’à établir un rapport de pouvoir.

Pensons en particulier au mot-signal « J’aime » (en anglais « Like ») ou son jumeau « Partager » (« Share ») désormais quasiment omniprésents sur les pages Internet. Ces mots commandent de juger une page en invitant (ou non par défaut) ses « amis » (c’est le terme employé) à la consulter. Si l’on clique pour réaliser cette invitation, on engendre un processus de renforcement quasi automatique : comment ne pas aimer et faire aimer ce que notre ami aime et nous fait aimer ? Le choix positif sur la page a ainsi vocation à être rediffusé de la même manière par chacun des destinataires, et ainsi de suite, se renforçant à chaque fois du nombre de visites sur la page concernée – on sait, mathématiquement, que si chacun transmettait à tous ses correspondants, il suffirait de cinq niveaux de transmission pour toucher l’humanité entière ! C’est ainsi que se concrétise sur la Toile un phénomène d’engouement collectif aussi rapide qu’éphémère qu’on appelle un buzz. Après tout, cela pourrait paraître plutôt sympathique !

Mais, finalement, n’est-ce pas une logique assez proche de celle qui préside au choix, dans une fourmilière, du chemin qu’emprunteront les fourmis pour accéder à une source de nourriture ? Chaque fourmi laisse des phéromones sur le chemin qui sont le signal qui engage les autres à l’emprunter lesquelles reconduisent le même processus, ce qui renforce asymptotiquement l’attrait du trajet le plus emprunté parce que le plus intéressant, jusqu’à ce que les fourmis n’empruntent qu’un seul trajet. Les clics sur les « j’aime » ou sur les invites à « partager » ne sont-ils pas un peu comme ces phéromones ? Cette manière de communiquer par signalisation sur impulsion émotive (car il suffit de cliquer, il n’y a aucun argument à former) n’est-elle pas emblématique d’une dégradation signalétique du langage ? Si elle devait se généraliser, ne rapprocherait-elle pas le réseau mondial de la fourmilière ? Avec cette différence que c’est finalement l’instinct qui commande le comportement des fourmis, alors que les comportements des individus connectés peuvent être délibérément planifiés par des hommes – il y a des techniques précises et enseignées pour créer un buzz.

* * *

 

Parler, c’est essentiellement dire quelque chose ! Il est bon de rappeler cette vérité toute simple. Car c’est bien pour ce « quelque chose », finalement la position d’un monde commun habitable, que les hommes se sont si pleinement accordés pour se donner une langue. Car le monde, et donc la langue qui le donne, sont les biens les plus précieux que les hommes se soient donnés.

Il faut le rappeler contre les développements récents de la pensée du langage qui tendent à dévaluer la dimension référentielle du discours (le « quelque chose ») – et partant, sa valeur de vérité – au profit de sa dimension pragmatique (l’effet qu’il a sur les comportements). Cette dévaluation ouvre tout grand la porte à l’usage sophistique du discours : parler pour faire réagir, plutôt que parler pour s’occuper ensemble des problèmes du monde. C’est ce que l’on constate avec le poids toujours croissant que prennent, dans la société, les discours de propagande.

Il faut le rappeler surtout face au défi que pose à l’humanité – à notre humanité – la conjonction des intérêts marchands avec la numérisation des textes et leur diffusion quasi instantanée sur un réseau mondial. Dans ce réseau, où circule désormais l’immense majorité des informations, elle a amené au premier plan des mots qui ne disent plus rien mais ne font que signaler les positions d’une compétition implacable pour la visibilité des pages. Elle favorise ainsi la dégradation d’une partie de la langue en codes de signaux tout entier voués à cette compétition qui n’est autre que celle des intérêts particuliers promus par ce monde contemporain du règne de la marchandise.

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Le port généralisé du masque sanitaire, qui est une solution de santé publique, peut-il devenir un problème d'humanité ?

  • L’interlocuteur : Tu m’as expliqué que le port du masque est socialement dommageable parce qu’il favorise l’irresponsabilité vis-à-vis d’autrui. Cela m’a paru convaincant. Mais comme tu incriminais précisément l’impossibilité de se dévisager, je me suis dit que cela remettait en cause tout port de masque. Or, le masque a toujours été un élément important de la culture humaine – pensons aux carnavals, fêtes, bals masqués, spectacles vivants, rituels religieux,  etc. Je me demande donc s’il y a lieu de dramatiser l’obligation actuelle du port du masque sanitaire !
  • L’anti-somnambulique (a-s) : Tu as raison. Il faut clarifier ce qu’on peut reprocher au port généralisé du masque sanitaire du point de vue de la vie sociale. Tous les masques des manifestations traditionnelles que tu évoques interviennent dans des circonstances particulières qui ont pour point commun de rompre le cours de la vie quotidienne afin de renforcer les liens sociaux. Comment renforcent-ils la vie sociale ? En déliant ceux qui les portent de leur rôle social habituel, pour endosser un tout autre type social, le plus souvent caricaturé, parfois en franchissant les limites de la naturalité comme les monstres, chimères, dieux ou diables. Les masques ont alors une fonction cathartique, c’est-à-dire qu’ils permettent à la société de se purger des passions qui restent en souffrance en chacun parce qu’elles doivent être réprimées pour que ladite société ne s’abîme pas dans la violence. Il faut remarquer d’ailleurs que cette purgation passe par un délestage de la personne masquée de sa responsabilité sociale puisqu’elle ne peut pas être reconnue.
  • Ce que je comprends, c’est que l’usage culturel des masques ne contredit pas ta thèse sur la responsabilisation qu’amène la rencontre du visage d’autrui. Elle la confirmerait plutôt : c’est pour s’en reposer que le plus souvent on s’est masqué dans l’histoire humaine ! Mais on ne peut pas interpréter comme cathartiques les masques que portent les soignants dans certains départements hospitaliers, de même que nous-mêmes depuis que nous sommes confrontés au coronavirus.
  • (a-s) : Évidemment, puisque ce sont des masques de protection. Il y a aussi les masques des peintres, des carrossiers, des plongeurs, etc. Tous ceux qui dans leur activité, ont besoin de se protéger de substances qui compromettraient la fonction respiratoire.
  • D’ailleurs ces masques peuvent être blancs, bleus , noirs, ou avec des motifs, peu importe, ils remplissent tous aussi bien leur fonction.
  • (a-s) : En effet ! Ils ne sont pas voués à l’expression. Ils n’installent donc pas cette irruption de l’imaginaire dans la vie sociale qui caractérise les masques pour temps festifs ou religieux. Ils ont simplement une fonction mécanique de filtration. C’est pourquoi les masques sanitaires ont pu s’installer sans turbulences particulières comme composants de notre vie sociale ordinaire.
  • Ma remarque initiale sur l’absence de motif à dramatiser le port du masque obligatoire était donc tout-à-fait justifiée !
  • (a-s) : Elle pourrait l’être ! Mais je ne pense pas qu’elle le soit dans l’épisode actuel. À quoi tient la nuance ? Au simple fait que l’usage du masque sanitaire, depuis l’arrivée de cette épidémie, n’est plus lié à certaines circonstances clairement circonscrites dans l’espace et dans le temps comme l’ont toujours été les usages de masques jusqu’à nos jours. On sait que, toujours et partout, le bandit, le braqueur, le séditieux, se masque le temps de son forfait pour empêcher son identification. Mais il n’y a que dans les bandes dessinées que le bandit, ou le superhéros, vit tout le temps avec un masque !
  • Certes. Mais je ne vois pas clairement le problème. Cette extension du port du masque sanitaire aujourd’hui reste liée a un épisode épidémique qui aura nécessairement une fin dans quelques mois !
  • (a-s) : Le problème est peut-être que nous avons besoin de savoir quand nous pourrons revivre parmi des visages humains.
  • Et pourquoi ? Puisque nous savons que de toutes façons ça reviendra !
  • (a-s) : Oui, bien sûr ! Mais dans quel état serons-nous alors ? Le masque sanitaire devient un accessoire indispensable que l’on prend pour sortir, comme l’était le chapeau naguère, et même comme l’est aujourd’hui son smartphone. Mais quand on ne voit pas une échéance à son usage, le prendre, le mettre, le porter, deviennent une espèce de routine. On s’accoutume au port du masque et à l’effacement du visage d’autrui. D’autant que, on l’a déjà remarqué, cette méconnaissance du visage d’autrui est congruente à une tendance moderne des relations humaines en milieu urbain, ce qu’on peut appeler le « syndrome de la foule solitaire » : on évite assez systématiquement de dévisager autrui qui nous côtoie dans l’espace public.
  • Est-ce bien grave ? Le syndrome de la foule solitaire n’est sans doute qu’une conséquence de la densification d’une population : on ne peut pas, dans le métro bondé, dévisager et saluer tout le monde ! Mais, de toutes façons, cela ne nous empêche pas de reconnaître un ami, ou de nous intéresser à un visage qui nous attire et d’aborder la personne. Ces possibilités-là, nous les retrouverons lorsque nous serons libérés de l’obligation du port du masque !
  • (a-s) : Je ne sais pas … peut-être que cela sera plus difficile, peut-être que le « solitaire » qui qualifie « la foule » de notre temps se sera endurci, peut-être que les visages potentiellement amicaux ne seront plus trop discernables comparés aux images ultra définies et lumineuses s’affichant sur nos écrans nomades. C’est pour cela que l’on peut parler de « paires d’yeux orphelines ». Cela signifie que nos yeux, qui restent dans l’interrelation sociale, mais séparés des visages, sont en train de perdre quelque chose de très important, peut-être plus important que la perte de la libre respiration et de la possibilité de dévisager autrui.
  • Que veux-tu dire ?
  • (a-s) : Les yeux forment, avec le reste du visage, un système de signes subtil, riche, infiniment modulable. Ce qu’on appelle le regard ne signifie pleinement qu’en relation avec la forme que prend la bouche. Si le coin des yeux de la personne masquée se plisse quelque peu, cela veut-il dire que se manifeste au-dessous un sourire, ou une moue de mécontentement ? La paire d’yeux n’est-elle pas alors comme orpheline du reste du visage ?
  • L’expression est justifiée !
  • (a-s) : Cela n’amène-t-il pas à l’idée que c’est le tout du visage qui rend le monde accueillant ?
  • C’est bien dit !
  • (a-s) : Il faut le comprendre comme une vérité originelle. Le paradigme en est le visage de la mère penchée vers le nouveau-né et le faisant sourire en interagissant avec lui.
    C’est pour cela que la rencontre du regard – c’est-à-dire du visage qui a une intention vers soi – est l’expérience perceptive la plus prégnante qui soit pour l’individu humain !
     Il semble qu’au contraire l’isolement des yeux renverse la valeur du regard. La paire d’yeux seule, c’est le regard qui vient de la nuit, c’est-à-dire de celui qui vous voit sans être vu. C’est donc le regard sans réciprocité, unilatéral. C’est le regard menaçant. Or, on ne peut soustraire totalement cette tonalité menaçante de l’usage généralisé du masque sanitaire. Nul ne peut savoir en effet, dans les paires d’yeux qu’il croise, quel sentiment porte à son égard ce regard tronqué de sa modulation faciale.
  • C’est vrai qu’il y a comme une ambiance de refroidissement de l’espace public depuis que les gens s’y retrouvent masqués !
  • (a-s) : En ce point, une phrase du philosophe Emmanuel Lévinas mérite notre attention : « L’absolue nudité du visage, ce visage absolument sans défense, sans couverture, sans masque, est cependant ce qui s’oppose à mon pouvoir sur lui, à ma violence…. » (Liberté et commandement – 1953)
    Il faut comprendre par là que le visage humain est fondamentalement vulnérable. La « nudité » dont parle Lévinas renvoie à la nudité essentielle de l’espèce humaine qui est la marque d’une vulnérabilité particulière qui la distingue des autres espèces vivantes. Contrairement aux autres animaux qui naissent tout armés – cornes, poils, crocs, griffes, venin, etc. – « l’homme n’est environné que de faiblesse » (Sénèque) ! Cette vulnérabilité spécifique se manifeste tout particulièrement dans le visage. Dans toute la biosphère, le visage humain, grâce à sa mobilité propre, est le livre le plus ouvert sur la vie intérieure d’un individu vivant. Cette lisibilité de son état affectif se conjugue avec une absence totale d’équipements de défense aux avant-postes de son champ antéro-facial : il n’a ni membres antérieurs armés (griffes, pinces), ni museau muni de système d’alerte (naseaux, moustache), ni prognathisme avec crocs proéminents, etc. Et, ce qui empire sa situation, cette nudité faciale est particulièrement exposée aux agressions puisqu’elle se découpe clairement, comme une cible, au-dessus de la verticalité du corps.
    C’est pourquoi la rencontre du visage humain nous oblige, ce que veut dire Lévinas en écrivant que le visage d’autrui est « ce qui s’oppose à mon pouvoir sur lui, à ma violence ». La présence du visage d’autrui m’enjoint à renoncer à l’agression violente ou à la manipulation comme pur moyen, si cela correspondait à ce que je juge être mon intérêt, abstraction faite de toute menace de sanction juridique. C’est la thèse que le visage d’autrui est d’emblée éthique, autrement dit qu’il nous confronte d’emblée à ce qui est le Bien et le Mal. C’est dans cette expérience du visage d’autrui, selon Lévinas, que se trouve la racine du sens éthique humain.
  • N’y a-t-il pas là une tendance à diviniser le visage humain ? Cela me semble quand même exagéré !
  • (a-s) : Non, il s’agit toujours d’analyser ce que porte en lui le visage humain tel qu’il se donne. On peut désirer se rapprocher au s’éloigner d’autrui selon ce que nous signifie son visage, on peut même l’aimer ou le haïr. Mais il faut comprendre qu’en deçà de ces relations de circonstances, il y a une vérité du visage d’autrui qui s’affirme toujours, même si on ne s’en donne pas la conscience explicite. Autrui est notre semblable en vulnérabilité. Et bien sûr que c’est dans la reconnaissance de cette vulnérabilité humaine que se fonde la valeur de solidarité. On comprend que cette solidarité – ou fraternité, selon le mot de la République – ne peut être qu’universelle.
  • Si je comprends bien, ce qui peut être altéré par notre accoutumance au port généralisé d’un masque ce sont : l’abord accueillant du monde, notre sens éthique, et la solidarité humaine. Cela me fait penser aux soldats de retour d’un théâtre d’opération où ils ont dû se battre, tuer, à visage découvert : ils souffrent régulièrement de séquelles psychologiques persistantes. Cela serait donc la conséquence d’avoir dû agir à l'encontre de la beauté du monde, en transgressant leur obligation éthique et en rupture avec la solidarité humaine ?
  • (a-s) : Oui, il est tellement plus facile de porter la violence sans visages ! De plus en plus, les armées ont recours aux tirs létaux masqués. Ce sont les bombardements massifs, mais aussi ce qu’on appelle les « robots tueurs » (tels des drones) pilotés depuis de lointaines bases militaires.

     Mais on ne comprendra pas correctement l’enjeu du port du masque si l’on ne prend pas en compte une autre dimension cachée du visage d’autrui, et qui est peut-être la plus importante, c’est sa contribution à l’image de soi-même. Dans la construction de soi, on ne peut se dispenser de se figurer soi-même. Mais ou prendra-t-on la figure de soi-même si ce qui en constitue la part la plus significative, son regard modulé par son visage, échappe à jamais à sa perception directe ? Son regard est la seule réalité qu’on ne peut jamais voir ! Certes, je puis me voir dans un miroir. Mais c’est un faux qui me livre une symétrie inversée, est contredit par l’essai de vérification par le toucher, et, bougeant systématiquement quand je bouge, m’interdit une inspection en variant les points de vue. Le même type de limitations rédhibitoires se retrouve face à une photographie ou à une vidéo. Le seul véritable objet de perception sur lequel on puisse s’appuyer pour se figurer soi-même est la perception du visage d’autrui. C’est d’ailleurs ce que confirment les études de psychologie génétique sur « le stade du miroir ». Le tout petit enfant (entre 8 et 12 mois) voit dans le miroir un autre enfant. Et c’est en procédant à une élaboration mentale à partir du comportement systématiquement mimétique de cet autre qu’il identifie cette image comme image de soi. Ainsi c’est bien à partir de l’image tirée de la perception d’autrui que se construit l’image de soi.
  • Cela est indubitable ! Mais, dès lors qu’on a dépassé le stade du miroir, on possède son image de soi, on se figure soi-même comme individu singulier, et le problème ne se pose plus.
  • (a-s) : Certes ! Mais nous évoluons constamment, et notre image se transforme au regard d’autrui. Ainsi l’image de soi doit être constamment ajustée. Certes, il y a le miroir et les capteurs des appareils photos et vidéos. Mais, on l’a vu, les images qu’ils renvoient sont faussées et lacunaires. Et l’on pressent que c’est principalement par le regard d’autrui, modulé par l’expressivité de son visage, que se nourrit pour chacun l’évolution de l’image de soi.
  • Cette explication me semble obscure !
  • (a-s) : Non, c’est très familier ! Il est certain que le regard d‘autrui ne me renvoie pas mon portrait achevé. Mais par de multiples petits signaux, pas toujours explicitement conscients, il me livre nombre de traits qui précisent ma figure telle que je me la représente. Par exemple, se voit beau celui qui reçoit un regard aimant, se voit d’un abord sympathique celui voit s’éclairer un visage qui le reconnaît, etc. Mais si tu ne rencontres que des visages masqués, n’y aura-t-il pas du flou qui s’installera dans l’image de toi-même ? Et de plus en plus si le port du masque dure ?
  • J’en conviens. Il y a donc un risque d’altération d’identité dans une trop longue accoutumance au port collectif du masque …
  • (a-s) : Oui, il faut avoir cette menace à l’esprit car c’est sans doute la plus dangereuse.
  • Peux-tu préciser en quoi ?
  • (a-s) : Parce que ce qui est en jeu est la liberté. Il faut être assuré de son identité singulière pour aspirer à l’autonomie. Une société en laquelle l’identité des individus n’est pas suffisamment affermie peut d’autant mieux les enrégimenter vers des comportements uniformes. C’est la logique de la fourmilière !
  • Faut-il alors remettre en cause le port généralisé du masque comme mesure sanitaire ?
  • (a-s) : Non, dans la mesure où cette disposition permet de sauver des vies. Mais il faut avoir conscience que c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que se pratique collectivement, massivement, pour un temps   indéfini, le port du masque. Son caractère inédit fait que nous ignorons les conséquences d’une telle pratique. Nous savons son bénéfice à court terme. Mais il était important de penser vers quel avenir d’inhumanité nous nous orienterions, si tant de paires d’yeux s’accoutumaient à être orphelines, d’un monde accueillant, du sens éthique, de la solidarité humaine, et de la représentation sensible de leur identité.
    Notre préconisation pratique : faire pour le port obligatoire du masque sanitaire comme pour le confinement, puisque imposer le masque c’est comme confiner le concentré d’humanité de notre corps. Donc ne pas le prescrire sans donner une échéance de sortie, quitte à devoir le prolonger.
     La sauvegarde de notre humanité vaut bien la sauvegarde de notre économie !

 

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Lettre de L'Agora - Hiver 2025